Origine et définition du concept
Le concept d’« otroverti » ou d’« otroversion » est tout récent. On le doit au psychiatre américain Rami Kaminski, qui l’a popularisé dans son ouvrage The Gift of Not Belonging: How Outsiders Thrive in a World of Joiners, publié en 2025. Le terme a rapidement suscité l’intérêt des quotidiens (Le Figaro, Le Sroi, etc.) et va probablement connaître un franc succès sur les réseaux.
Ce néologisme, composé du préfixe « otro » (« autre » en espagnol) et du radical « vert » (issu du latin vertere, signifiant « tourner »), désigne une personne qui ne se sent ni introvertie ni extravertie, mais « autre ». Selon Kaminski, ce qui caractérise fondamentalement l’otroverti, c’est son faible besoin d’appartenance au groupe, voire son absence totale de ce besoin.
Qui sont les otrovertis ?
Des « non-appartenants », pas des marginaux
S’il n’adhère pas spontanément aux dynamiques collectives, il serait néanmoins erroné de conclure que l’otroverti est asocial ou marginal. Les otrovertis ne sont nullement dépourvus d’empathie et ne présentent aucun problème de sociabilité. Ils sont tout à fait capables d’établir des relations amicales et amoureuses profondes et satisfaisantes. Ce sont simplement des « non-appartenants ». Kaminski les décrit comme des outsiders au sens noble du terme.
L’otroversion n’est ni une maladie ni une pathologie ; il s’agit simplement d’un trait de personnalité parmi d’autres. Les otrovertis sont insérés socialement, mais à leur manière, selon leurs propres codes et besoins.
Le portrait de l’otroverti
Les otrovertis sont des personnes qui traversent la vie en parallèle. Ils sont présents dans la conversation, ils rient, ils écoutent, ils posent des questions, mais ils ne fusionnent jamais véritablement avec le groupe. Ils ont des amis, ils sont appréciés, parfois même au centre de l’attention, et pourtant ils demeurent des observateurs. Non par timidité, non par anxiété : l’appartenance collective ne les attire tout simplement pas.
En tête-à-tête, ils se révèlent chaleureux, profonds, pleinement présents. En groupe, ils sourient, participent, mais restent intérieurement ailleurs. La solitude constitue leur état par défaut, plus confortable que la foule où, paradoxalement, ils se sentent le plus seuls. Ils n’ont pas besoin de validation collective. Ils vivent à leur rythme, pensent hors cadre, suivent leur propre boussole intérieure.
Attention toutefois : ils ne sont pas froids. Leur position d’observateur fait qu’on les trouve parfois distants ou arrogants, ce qui relève d’une méprise. L’otroverti est quelqu’un qui fonctionne parfaitement en société, mais sans jamais avoir besoin d’être adopté par elle.
Risques de confusion diagnostique
Dans certains cas, ce trait de personnalité peut être confondu avec des troubles relationnels comme le syndrome d’Asperger. De même, le sentiment d’étrangeté et de solitude en groupe éprouvé par les otrovertis pourrait être interprété à tort comme de l’anxiété sociale ou une dépression, ce qui peut conduire à des traitements inappropriés et inutiles.
Il est donc crucial de bien distinguer l’otroversion, qui est un mode de fonctionnement personnel légitime, des véritables troubles psychologiques qui nécessitent un accompagnement spécifique.
Les avantages de la position d’outsider
Le fait d’occuper une position d’outsider, d’avoir peu besoin de validation sociale, peu d’envie de se conformer aux codes de groupe, confère une certaine originalité de pensée et une capacité à prendre du recul sur le consensus ou la « pensée de groupe ».
Ces caractéristiques procurent plusieurs avantages notables : elles permettent de se distinguer, d’innover, d’être créatif. Cette altérité fondamentale peut donc constituer une véritable force, notamment dans les domaines qui requièrent de la vision, de l’indépendance d’esprit et de la capacité à remettre en question les idées établies.
Otroversion : une mode ou un besoin d’identification ?
Le contexte sociétal actuel
Notre société contemporaine valorise de plus en plus l’individualité et la non-conformité. Dans ce contexte culturel, affirmer son identité et sa singularité est devenu une valeur importante. Parallèlement, le travail en équipe au niveau professionnel et les réseaux sociaux dans la vie privée font que les dynamiques collectives occupent une place majeure dans nos existences.
Dans ce paradoxe entre injonction à l’individualité et omniprésence du collectif, certaines personnes peuvent légitimement se sentir en marge ou déphasées. L’otroversion offre donc un label valorisant à celles et ceux qui se sentent en décalage dans la société d’aujourd’hui, leur permettant de nommer et de légitimer leur expérience.
Un concept qui s’inscrit dans une histoire
Rappelons que c’est à Carl Gustav Jung que l’on doit, dans les années 1920, les concepts d’introverti et d’extraverti. Il avait déclaré d’emblée que personne n’est totalement introverti ou extraverti. Selon lui, si tel était le cas, ce serait « un monstre psychologique ». L’introverti absolu serait coupé du monde, enfermé dans ses fantasmes, incapable d’agir ; quant à l’extraverti absolu, il serait dissous dans le monde, esclave de l’opinion des autres et des stimulations externes.
Autrement dit, appartenir exclusivement à l’une ou l’autre de ces catégories extrêmes n’est en aucun cas souhaitable ni réaliste. Une personne psychologiquement adaptée est capable d’alterner entre ces deux attitudes en fonction des situations, du moment de sa vie, de ses besoins. En d’autres termes, sa personnalité est fluide et contextuelle.
Jung avait d’ailleurs défini un troisième type, celui d’« ambiverti », pour désigner les personnes qui possèdent à la fois des traits d’introversion et d’extraversion en proportions équilibrées.
Où situer l’otroverti dans ce spectre ?
L’otroverti ne se trouve pas simplement « entre les deux » comme l’ambiverti ; il est plutôt à part, comme s’il suivait une autre direction intérieure que celle des rapports sociaux habituels. L’ambiverti choisit quand il est sociable et quand il ne l’est pas, alternant selon les contextes. L’otroverti, lui, est sociable quand il le souhaite, mais il reste fondamentalement à part, conservant toujours une distance intérieure avec le groupe.
Si le concept d’otroverti était méconnu avant cette année 2025, il s’inscrit toutefois dans cette logique jungienne de nuance et de spectre. L’otroversion n’est ni une maladie ni une pathologie, mais simplement un trait de personnalité. C’est une nouvelle case dans le champ de la typologie de la personnalité, mais ce n’est pas un nouveau diagnostic psychiatrique.
Précautions et limites du concept
Les bénéfices de l’identification
S’identifier comme otroverti peut apporter un soulagement considérable : « Je ne suis pas anormal, d’autres personnes se sentent comme moi. » Ce concept peut aider à se comprendre et à valoriser une différence plutôt que de la pathologiser. Il offre un cadre de référence rassurant pour des personnes qui se sont longtemps senties inadéquates ou incomprises.
Les risques de l’étiquetage
Comme pour beaucoup de nouveaux termes en psychologie populaire, il convient de rester vigilant quant à la surutilisation de ce concept et à la tentation de coller des « étiquettes », que ce soit sur soi-même ou sur autrui.
L’envers de la médaille, c’est que cette étiquette puisse devenir une croyance limitante : « Je suis otroverti, donc je ne peux pas faire ceci… », « C’est plus fort que moi, c’est ma personnalité. » Il existe également un risque que cette auto-identification retarde une démarche psychothérapeutique qui pourrait s’avérer nécessaire. Certaines personnes pourraient se cacher derrière ce terme pour éviter d’affronter des problèmes bien réels comme l’isolement social pathologique, l’anxiété, les difficultés d’attachement ou l’incapacité à s’intégrer dans la société. Il est essentiel de ne pas confondre un choix de vie légitime avec une souffrance psychologique non traitée.
Les origines psychologiques de l’otroversion
Des chemins différents vers un même comportement
Pourquoi devient-on otroverti ? Probablement pour des raisons qui peuvent être très différentes, voire radicalement opposées, d’une personne à l’autre.
Chez certaines personnes, l’otroversion est le signe d’une maturité psychique, une forme d’autonomie affective issue d’un attachement suffisamment sécure. C’est ce que le psychiatre américain Murray Bowen appelait une « personnalité hautement différenciée », capable de goûter la solitude sans détresse, de se tenir debout psychiquement sans avoir besoin du soutien constant du groupe.
Chez d’autres, au contraire, cette distance sociale provient d’expériences relationnelles précoces douloureuses ou traumatiques, qui ont rendu le retrait nécessaire comme mécanisme de protection. L’éloignement du groupe n’est alors pas un choix serein, mais une stratégie défensive pour éviter de nouvelles blessures.
Dans les deux cas, le résultat extérieur — une préférence marquée pour la solitude et une distance vis-à-vis des groupes — peut sembler identique à l’observateur. Mais le fondement psychique est radicalement opposé : chez les uns, c’est la sécurité intérieure qui permet d’être seul ; chez les autres, c’est la blessure qui l’impose.
L’apport de la théorie de l’attachement
C’est là que la psychologie clinique, notamment à travers la théorie de l’attachement, apporte une nuance essentielle que la théorie actuelle de l’otroversion ne distingue pas encore. Cette distinction est pourtant cruciale d’un point de vue thérapeutique : dans le premier cas, aucune intervention n’est nécessaire ; dans le second, un accompagnement psychologique pourrait permettre à la personne de développer des relations plus sereines et choisies plutôt que subies.
Conclusion
L’otroversion, concept émergent, offre un nouveau prisme pour comprendre certains modes de fonctionnement social. Elle nomme une expérience vécue par de nombreuses personnes qui ne se reconnaissent ni dans l’introversion ni dans l’extraversion classiques. Cependant, comme tout concept de psychologie populaire, il doit être manié avec discernement, en gardant à l’esprit qu’une étiquette peut à la fois libérer et enfermer. L’essentiel reste de se connaître, de respecter son fonctionnement propre tout en restant ouvert à l’évolution et, si nécessaire, à l’accompagnement professionnel.
Evelyne Josse, 2025
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