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Les bienfaits psychologiques des discussions banales avec des inconnus

Discussion avec Thomas Lestavel, journaliste

Certains travaux scientifiques ont exploré les avantages des interactions avec des inconnus. Une recherche publiée en 2020 dans le Journal of Happiness Studies a examiné les comportements des usagers des bus à Ankara. En s’appuyant sur un échantillon d’environ mille passagers, l’étude a révélé que les individus prenant le temps de saluer ou de remercier le conducteur déclaraient ressentir un bien-être supérieur par rapport à ceux qui ne le faisaient pas. Une étude réalisée en 2021 par des chercheurs américains a demandé aux participants d’échanger avec des inconnus, puis d’évaluer leur expérience par rapport à leurs attentes. Les résultats ont montré qu’ils se sont sentis moins mal à l’aise et ont éprouvé un sentiment accru de connexion et de satisfaction, surpassant ainsi leurs prévisions initiales. Comment expliquer ces résultats ?

– Pourquoi est-il bon pour le psychisme de parler à des inconnus?

En France, dans les grandes villes, les contacts sociaux se sont progressivement délités au cours des dernières décennies. J’habite à la campagne. Dans mon village, il est inconcevable de croiser un inconnu dans la rue sans le saluer. C’est une règle tacite. Mais imaginez cela en ville ! Si vous dites bonjour à toutes les personnes que vous croisez dans une rue commerçante ou dans un métro bondé de Paris ou de Marseille, on se posera des questions sur votre santé mentale ! On risque même de penser que vous êtes un dangereux déséquilibré à la recherche d’une victime ! À la campagne, si des personnes se retrouvent à attendre devant un étal au marché ou dans la salle d’attente du médecin, elles engagent spontanément la conversation, même si elles ne se connaissent pas. En ville, nous avons perdu le mode d’emploi des contacts sociaux avec les inconnus. On sait faire avec les proches, la famille, les amis, les voisins, mais on ne sait plus faire avec les inconnus. Les règles qui prévalent à la campagne n’existent pas en ville. Dans les métropoles, aucune règle tacite qui régisse les relations avec les étrangers, si ce n’est l’évitement et la méfiance. Ces comportements sociaux sont déterminés culturellement. Cela m’a sauté aux yeux quand je suis allée au Canada et aux États-Unis. Ce sont les sourires des Canadiens et des Américains, leurs petites phrases anodines, leurs conversations triviales sur la météo qui nous les rendent si sympathiques.

Or, même dans une ville, nous restons des êtres sociaux et nous avons besoin des autres pour réunir les conditions de notre bien-être. Parler à des inconnus rompt le sentiment de solitude et d’isolement. Si les réseaux sociaux connaissent un tel succès, c’est dû au fait qu’ils nous permettent de nous sentir en lien. Et BlaBlaCar, outre l’avantage financier, doit aussi son succès aux relations qu’il permet avec des inconnus. Le voyage partagé délibérément offre un contexte propice. Conducteur et passagers s’engagent facilement dans la conversation. Ils jouent le jeu convenu de ce mode de transport. Dans un train ou dans un avion, c’est plus difficile, il faut oser se lancer. Et oser se lancer dépend de notre culture, de notre éducation et de notre personnalité.

D’une façon générale, nous avons le sentiment que les autres ne se soucient pas de nous, mais lorsque nous parlons à des inconnus, nous nous rendons compte qu’ils nous manifestent plus d’intérêt que nous le pensions, ce qui contribue à notre estime de nous-mêmes. Ils nous renvoient de nous l’image d’une personne digne d’intérêt et sympathique, car évidemment nul n’a le désir de s’approcher d’une personne inintéressante et antipathique.

En retour, nous pouvons apprendre des autres. Dans notre vie, nous nous entourons de personnes qui nous ressemblent, avec qui nous partageons des intérêts communs. Les inconnus, c’est la loterie des circonstances, on ne sait pas sur qui on va tomber, on ne les choisit pas en fonction d’un intérêt partagé. Les inconnus, issus de tous horizons, nous permettent de découvrir des univers très différents du nôtre, ils sont une ouverture sur le monde. Et la découverte peut susciter curiosité, plaisir et satisfaction.

Ces conversations informelles sont souvent triviales, positives ou neutres. Il est rare qu’une personne se présente à un inconnu en se plaignant de ses malheurs. La conversation est généralement légère et on devise sans se dévoiler. Ce n’est pas engageant émotionnellement, c’est reposant psychologiquement. Ce sont des conversations agréables et sans enjeu, ce qui contribue au bien-être des interlocuteurs.

Les conversations avec les inconnus peuvent se limiter à de petites phrases sans importance, mais elles peuvent s’approfondir. Par exemple, vous pouvez échanger des banalités avec un passager qui, comme vous, a vu son vol retardé, mais les heures passées ensemble à attendre l’avion peuvent faire évoluer la conversation. Les conversations avec les proches peuvent être source de bien-être, mais ce n’est pas toujours le cas. On peut craindre d’être jugés, savoir à l’avance ce qu’ils vont dire ou comment ils vont réagir, etc. Quand une conversation devient plus intime avec un inconnu, on n’est moins préoccupé par l’image qu’on lui renvoie, car on sait qu’on ne le reverra pas. Il n’y a pas d’enjeu à long terme. Et il faut aussi reconnaître que les proches se montrent parfois moins attentifs que les inconnus, parce que vous leur avez déjà raconté cent fois la même histoire, parce qu’ils sont eux-mêmes préoccupés, énervés, etc.

Il faut toutefois reconnaître qu’il est souvent moins facile de dialoguer avec des inconnus qu’avec ses proches, car cela nécessite de s’aventurer hors de sa zone de confort. La peur de s’adresser à des personnes que l’on ne connaît pas peut notamment être liée à un manque de confiance en soi ou d’estime de soi ou bien encore à des difficultés d’élocution.

Enfin, je pense aussi que de façon basique et animale, le fait d’être face à un inconnu peut générer une sorte d’anxiété : est-ce un ami ou un ennemi ? C’est une des raisons pour lesquelles le silence peut être pesant. Nous sommes des êtres de langage. Parler nous permet de jauger l’autre, et donc, si l’on en conclut qu’il ne nous veut pas de mal, de nous apaiser.

– Recommandez-vous à certains patients d’engager des conversations, même futiles, avec des inconnus?

Oui. Je me souviens d’une jeune femme de moins de 30 ans qui vivait recluse chez elle. Son seul univers, c’était son mari. Elle se plaignait tout le temps, elle était angoissée, elle n’avait pas d’amis, elle ne travaillait pas. Son époux, qu’elle réveillait presque toutes les nuits pour lui faire part de ses angoisses, n’en pouvait plus et l’a poussée à me consulter. À un moment, dans la thérapie, je lui ai demandé de sourire à trois personnes avec qui elle n’avait jamais parlé. Le sourire, ce n’est pas une conversation, mais c’est une invitation, c’est une façon de dire qu’on est dans l’engagement social, qu’on est ouvert à l’échange. Vous n’allez pas me croire, mais elle ne savait pas sourire. Elle s’est exercée avec moi, dans mon cabinet de consultation. Ça ressemblait sans doute plus à une grimace qu’à un vrai sourire, mais ceux à qui elle offrait sa plus belle grimace l’ignoraient ! Et banco ! Le libraire chez qui elle achetait quotidiennement son paquet de cigarettes depuis des années lui a parlé de la pluie et du beau temps pour la toute première fois. Le pompiste chez qui elle faisait son plein depuis qu’elle habitait le quartier lui a adressé la parole pour la toute première fois. Quelques banalités échangées sur un ton amical, et cela a été le début d’une transformation : la chenille s’est transformée en papillon ! Elle s’est étonnée de la sympathie que subitement elle déclenchait. Elle a commencé à prendre confiance en elle, à avoir une meilleure estime d’elle-même. Elle a commencé à oser sortir, elle a commencé à travailler… Elle était reconnectée avec les autres, avec la vie.

Bibliographie

Gunaydin G., Oztekin H., Hazal Karabulut D., Salman‐Engin S. (2020). Minimal Social Interactions with Strangers Predict Greater Subjective Well‐Being. Journal of Happiness Studies. https://doi.org/10.1007/s10902-020-00298-6

Kardas, M., Kumar, A., & Epley, N. (2022). Overly shallow?: Miscalibrated expectations create a barrier to deeper conversation. Journal of Personality and Social Psychology, 122(3), 367–398. https://doi.org/10.1037/pspa0000281

Evelyne Josse, 2025

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