You are currently viewing Le deuil prolongé dans les nosographies internationales DSM-5-TR et CIM-11

Le deuil prolongé dans les nosographies internationales DSM-5-TR et CIM-11

Introduction

En guise d’introduction, nous proposons brièvement les difficultés liées au deuil post-mortem[1].

Le deuil normal est celui vécu par une personne ne manifestant pas de troubles particuliers lorsque les circonstances de la mort sont habituelles. C’est le plus fréquent. En raison de la fragilité de l’endeuillé (enfant ou adolescent, personne âgée, sujet déprimé, anxieux, etc.) ou des circonstances inhabituelles (décès d’un enfant, décès survenant dans un contexte d’exil, etc.) et tragiques du décès (deuils traumatiques tels suicides et attentats-suicides, accidents, victimes d’actes terroristes, etc.), l’évolution normale du deuil peut être entravée.

En fonction des difficultés et des troubles présentés par l’endeuillé, nous parlons de deuil compliqué ou de deuil pathologique. Le deuil compliqué présente un déroulement inhabituel sans toutefois aboutir à un trouble mental caractérisé. L’évolution d’un deuil normal présentant de grandes variations, il est malaisé d’établir une limite nette entre deuil normal et compliqué.

Le deuil compliqué

Il existe, selon nous, sept types de deuil compliqué : le deuil différé, le deuil inhibé, le deuil non reconnu, le deuil chronique, le deuil post-traumatique, le deuil traumatogène et le deuil suspendu[2].

  • Le deuil différé : nous parlons de deuil différé lorsque le déni initial se prolonge ajournant les autres phases du processus. L’endeuillé refuse de croire au décès et agit comme si rien d’important ne s’était produit dans sa vie.
  • Le deuil inhibé : nous disons du deuil qu’il est inhibé lorsque l’endeuillé ne semble éprouver aucune émotion suite à une perte significative et qu’il continue à vivre comme à son habitude. Il ne nie pas la réalité de la perte, mais se prémunit de la douleur et du chagrin. L’inhibition des émotions douloureuses est généralement levée brutalement, plusieurs mois ou années après la disparition, à l’occasion d’un déclencheur conscient ou inconscient. Les cultures valorisant la pudeur et la retenue, les circonstances du décès provoquant honte ou opprobre social ainsi que la situation relationnelle spécifique unissant le défunt et son proche (par exemple, être cher ne partageant pas le quotidien de l’endeuillé) peuvent favoriser les deuils inhibés.
  • Le deuil non reconnu : un deuil non reconnu fait suite à un décès pour lequel le droit de souffrir n’est pas socialement reconnu à l’endeuillé. Il ne peut exprimer ouvertement son chagrin en raison de la non-reconnaissance de la relation au défunt (relation secrète, relation désapprouvée, voire condamnée, par l’entourage ou par la société, ex-compagnon ou ex-conjoint, etc.), de la non-reconnaissance de la perte (avortement, fausse-couche, animal de compagnie, ex-belle-famille, etc.), de son statut (enfant très jeune, personne très âgée, déficient mental, etc.) ou des causes ayant conduit au décès de l’être cher (suicide, mort consécutive à des choix de vie blâmés socialement tels qu’alcoolisme, toxicomanie, SIDA, délinquance, etc.).
  • Le deuil chronique : nous entendons par deuil chronique, un deuil se prolongeant sans fin. L’endeuillé peut être bloqué dans la phase de recherche ou dans la phase d’état. Dans le premier cas, la souffrance et les signes spécifiques de la phase aigüe (comportement de recherche active, préoccupation constante au sujet du défunt, pleurs incoercibles, sentiment excessif de solitude et de vide, etc.) perdurent au-delà d’un an après le décès ajournant l’entrée dans la phase dépressive. Dans le second cas, la phase dépressive se poursuit indéfiniment.
  • Le deuil post-traumatique : il qualifie un deuil faisant suite à un décès survenant dans une situation traumatique. Le plus souvent, la personne a survécu à un événement dramatique où d’autres personnes ont trouvé la mort. Ce type de complication peut également se rencontrer lorsqu’une personne perd un proche inopinément dans des circonstances dramatiques sans avoir été impliquée personnellement dans l’événement mortel.
  • Le deuil traumatogène : Le deuil traumatogène est lié à un trouble du lien affectif. Pour certaines personnes fragiles, la perte d’un être cher constitue un type particulier de traumatisme, celui de la séparation. La disparition est considérée comme « traumatique » en raison d’un attachement particulièrement profond au défunt. Les personnes ayant développé dans l’enfance un mode d’attachement anxieux ou ambivalent face à la menace d’abandon de leurs parents, sont prédisposées à ce type de deuil.
  • Le deuil suspendu : nous qualifions de deuil suspendu le deuil que doit faire l’entourage d’une personne portée disparue. Tant que les proches n’ont pas reçu l’annonce officielle du décès, le processus de deuil ne parvient que très difficilement à s’enclencher. Ce deuil atypique demande chaque jour à être réinventé pour permettre aux proches, de continuer à vivre, un tant soit peu.

Ces formes de deuil ne sont pas mutuellement exclusives, par exemple, un deuil peut être post-traumatique et être chronique.

Le deuil pathologique

Le deuil pathologique entraîne quant à lui des modifications invalidantes de l’état mental. Les personnes déjà fragiles avant le décès (par exemple, personnalité pré-morbide, ayant présenté des troubles psychiatrique) sont les plus susceptibles de réagir de façon excessive ou inadaptée.

  • Les deuils à décompensation névrotique
  • Le deuil dépressif se manifeste par une complication du vécu dépressif normal du deuil qui se mue en véritable dépression clinique.
  • Le deuil anxieux est dominé par des troubles anxieux tels que l’anxiété généralisée et le trouble panique. Toute séparation, même brève et passagère, suscite de l’anxiété.
  • Le deuil hystérique se traduit par des réactions théâtrales, une longue durée de la phase dépressive, parfois interrompue par des troubles du comportement à type d’agitation, une identification au défunt, des symptômes de conversion[3] (symptômes fac similé) et des tendances autodestructrices.
  • Le deuil obsessionnel se distingue par une asthénie intense, des ruminations obsédantes du type « Il m’a abandonné » ou « On l’a tué », de l’agressivité vis-à-vis d’autrui, un repli sur soi, des sentiments de culpabilité pouvant déboucher sur des passages à l’acte suicidaire, de l’inhibition et de l’apragmatisme[4].
  • Les deuils à décompensation psychotique
  • Le deuil mélancolique est caractérisé par une baisse de l’estime de soi, de la haine de soi, des auto-reproches, une ambivalence à l’égard du défunt, du mutisme, de l’irritabilité anxieuse et un sentiment de solitude.
  • Le deuil maniaque est marqué par de la désinhibition, de l’agitation, de l’hyperactivité, un refus des affects dépressifs, une hyperthymie[5] euphorique, une insomnie sévère, de l’irritabilité, de l’hostilité à l’égard du défunt et un sentiment de triomphe sur la mort. Le stress et le manque de sommeil générés par le deuil favorisent le déclenchement de l’épisode maniaque.
  • Le deuil psychotique se signale par de la confusion et des délires.
  • Le deuil démentiel se constate chez la personne âgée dont la pathologie démentielle efface le souvenir de la mort de l’être aimé.

Le deuil dans les nosographies internationales

Les deux modèles principaux de classification internationale des troubles mentaux sont le DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, publié par l’American Psychiatric Association (APA), et la CIM, la Classification Internationale des Maladies, éditée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).

Ces nosographies sont élaborées par des consortiums d’experts et régulièrement révisées. Édition après édition, les catégories diagnostiques sont affinées, redéfinies, supprimées, regroupées, élargies ou subdivisées en catégories plus fiables. Au fil des révisions, le DSM et la CIM œuvrent à réduire les disparités entre les diagnostics de leur classification respective. Ainsi, à quelques mois de distance, elles ont toutes deux, introduit un diagnostic de trouble de deuil prolongé et déterminent des critères très semblables.

 Le DSM-5-TR

En mars 2022, l’American Psychiatric Association a publié le DSM-5-TR (TR pour Text Revision). Le trouble du deuil prolongé (Prolonged Grief Disorder) a fait son entrée dans cette version révisée du DSM-5 (APA, 2002). Le contexte de la pandémie COVID-19, durant laquelle de nombreuses personnes ont perdu un proche, a, sans nul doute, contribué à introduire cette entité nosographique que certains psychiatres appelaient de leurs vœux depuis plus d’une décennie.

Par ce nouveau diagnostic, l’APA vise à encourager les études dans le domaine du deuil. Il est également un outil pour les assurances qui s’appuient généralement sur le DSM pour approuver la couverture des traitements des troubles listés dans le manuel. Toutefois, le trouble de deuil prolongé est loin de faire l’unanimité. Les contradicteurs reprochent à l’APA de définir, comme relevant de la prise en charge psychiatrique, un processus psychique normal qui, dans certains cas, prend des formes intenses et est de longue durée. Personnellement, nous comprenons la nécessité d’établir des catégories diagnostiques pour faciliter la recherche grâce à des critères communs aux différentes équipes de chercheurs œuvrant partout dans le monde. Nous approuvons également cette nouvelle entité nosographique puisqu’elle permet à des endeuillés d’obtenir l’aide de leur assurance lorsque des soins sont requis. Toutefois, nous regrettons que les critères diagnostiques ne soient pas suffisamment spécifiques pour différencier le deuil prolongé d’un deuil normal intense. Selon le DSM-5-TR, le deuil prolongé se prolonge au-delà d’un an. Il se caractérise par une nostalgie intense quasi quotidienne du défunt et/ou des préoccupations liées aux pensées et aux souvenirs le concernant. Les endeuillés présentent une rupture identitaire, une stupéfaction face à la mort, un évitement de ce qui rappelle la disparition de l’être cher, une peine intense, des difficultés à retrouver ses liens affectifs ou à renouer avec ses activités, une indifférence émotionnelle, le sentiment que la vie est dénuée de sens ou encore une intense solitude.

Le deuil prolongé (F43.8) selon le DSM-5-TR [6]

A. Décès, survenu au moins 12 mois plus tôt, d’une personne qui était proche de la personne endeuillée (pour les enfants et les adolescents, au moins 6 mois auparavant).

B. Depuis le décès, apparition d’une réaction de deuil persistante caractérisée par un ou plusieurs des symptômes suivants, qui ont été présents presque tous les jours à un degré cliniquement significatif. En outre, le(s) symptôme(s) est (sont) apparu(s) presque tous les jours au cours du dernier mois :

1. Désir/nostalgie intense de la personne décédée.

2. Préoccupation avec des pensées ou des souvenirs de la personne décédée (chez les enfants et les adolescents, la préoccupation peut porter sur les circonstances du décès).

C. Depuis le décès, au moins trois des symptômes suivants ont été présents presque tous les jours à un degré cliniquement significatif. De plus, les symptômes sont apparus presque tous les jours pendant au moins le dernier mois :

1. Perturbation de l’identité (par exemple, sentiment qu’une partie de soi est morte) depuis le décès.

2. Sentiment marqué d’incrédulité face au décès.

3. Évitement de tout ce qui rappelle que la personne est décédée (chez les enfants et les adolescents, peut être caractérisé par des efforts pour éviter les souvenirs).

4. Douleur émotionnelle intense (par exemple, colère, amertume, chagrin) liée au décès.

5. Difficulté à réintégrer ses relations et ses activités après le décès (p. ex. difficultés à s’engager avec des amis, à poursuivre des intérêts ou à planifier l’avenir).

6. Engourdissement émotionnel (absence ou réduction marquée de l’expérience émotionnelle) à la suite du décès.

7. Sentiment que la vie n’a pas de sens à la suite du décès.

8. Solitude intense à la suite du décès.

D. La perturbation entraîne une détresse ou une altération cliniquement significative du fonctionnement social, professionnel ou d’autres domaines importants.

E. La durée et la sévérité de la réaction de deuil dépassent clairement les normes sociales, culturelles ou religieuses attendues dans la culture et le contexte de l’individu.

F. Les symptômes ne sont pas mieux expliqués par un autre trouble mental, tel qu’un trouble dépressif majeur ou un trouble de stress post-traumatique, et ne sont pas attribuables aux effets physiologiques d’une substance (par exemple, un médicament, l’alcool) ou un autre problème médical.

La CIM-11

Vingt-cinq ans après la CIM-10, la CIM-11 a été publiée le 18 juin 2018, a été adoptée par l’Assemblée mondiale de la santé le 25 mai 2019 et est entrée en application le 1er janvier 2022, trois mois avant la sortie du DSM-5-TR.

À sa liste de diagnostics, la CIM ajoute, dans sa onzième version, le trouble de deuil prolongé, réaction de deuil persistante et envahissante au décès d’un proche, caractérisée par de fait que l’endeuillé se languit du défunt ou par une préoccupation persistante envers lui, accompagnée d’une douleur émotionnelle intense d’une durée de plus de six mois. La CIM, généralement moins controversée que le DSM, n’a pas été critiquée pour l’introduction de ce nouveau diagnostic.

Troubles de deuil prolongé selon la CIM-11

Le trouble du deuil prolongé est un trouble dans lequel, suite au décès d’un(e) conjoint(e), parent, enfant ou autre personne proche de l’endeuillé(e), il y a une réaction de deuil persistante et omniprésente caractérisée par le fait de se languir du/de la défunt(e) ou par une préoccupation persistante pour le/la défunt(e) accompagnée d’une douleur émotionnelle intense (p. ex. tristesse, culpabilité, colère, déni, accusation, difficulté à accepter la mort, sentiment d’avoir perdu une partie de soi, incapacité à avoir une humeur positive, engourdissement émotionnel, difficulté à participer à des activités sociales ou autres). La réaction de deuil a persisté pendant une période atypiquement longue après la perte (plus de 6 mois au minimum) et dépasse clairement les normes sociales, culturelles ou religieuses attendues pour la culture et le milieu de l’individu. Les réactions de deuil qui ont persisté pendant de plus longues périodes entrant dans une période normative de deuil au vu de l’environnement culturel et religieux de la personne sont considérées comme des réactions de deuil normales et ne font l’objet d’aucun diagnostic. Le trouble provoque une détresse importante dans les domaines personnel, familial, social, scolaire, professionnel ou d’autres domaines de fonctionnement importants.

Conclusion

Tels qu’il est présenté dans les deux nosographies, le deuil prolongé n’est qu’une des formes de deuil compliqué possiblement rencontrées.

Il convient de rester prudent lorsque l’on pose un diagnostic de trouble de deuil prolongé. On se rappellera qu’il existe une grande diversité dans la manière de réagir à la perte d’un être cher. Les différentes réactions qui jalonnent le processus de deuil sont à considérer comme des réponses normales, du moins attendues, à une perte significative. Elles ne deviennent problématiques que lorsque la personne reste bloquée à l’une des étapes ou lorsqu’elle développe un trouble mental avéré.

Evelyne Josse, octobre 2022

Bibliographie

American Psychiatric Association (2015). DSM-5 – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux 5e édition. Elsevier Masson.

American Psychiatric Association (2015). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Fifth Edition Tex Revision DSM-5-TR. Washing-ton D.C. : American Psychiatric Press.

Josse É., Struzik M. (2022). Les dimensions invisibles de la Conscience, la mort et le euil. Bruxelles : Satas

Organisation Mondiale de la Santé (OMS) (2022). Classification statistique internatio-nale des maladies et des problèmes de santé connexes CIM-11. Genève. En ligne : https://icd.who.int/fr


[1] Dans les situations où l’entourage s’attend à la mort d’un proche (maladie grave, évolutive et mortelle, par exemple), les processus de deuil commencent ante mortem.

[2] Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage Les dimensions invisibles de la Conscience, la mort et le deuil, co-dirigé par Evelyne Josse et Martine Struzik, paru aux éditions Satas, en mars 2022.

[3] Trouble sans cause organique suggérant une affection neurologique ou une affection médicale et déterminé par des facteurs psychologiques.

[4] Incapacité à entreprendre des actions se marquant par une perte d’initiative motrice et une inaction prolongée.

[5] Exagération de l’humeur affective (joyeuse ou douloureuse, expansive ou rétractile).

[6] Traduction de l’auteur.

Dans la même rubrique

Inviter Evelyne Josse ? - 15 juillet 2022