Régulièrement, des affaires de maltraitance commises dans des centres de soins à l’encontre de personnes handicapées émaillent l’actualité. En automne 2020, une enquête visant la maison d’accueil spécialisée La Briancière à Ris-Orangis dans l’Essonne a été ouverte pour « violences sur personnes vulnérables » et « non-dénonciation de mauvais traitements sur personnes vulnérables ». Des dispensateurs de soins se seraient rendu coupables envers les résidents polyhandicapés de défaut et de refus de soins récurrents (douleurs non soulagées, pansements non changés, plaies non soignées, privation de repas, résidents laissés dans des vêtements souillés d’urine, refus de nettoyer leur chambre, etc.), de violence psychologique (insultes, humiliations, claustration dans la chambre, hurlements, etc.) et parfois violence physique (coups). Cette affaire n’est pas sans en rappeler d’autres. En juillet 2019, l’agence régionale de santé Ile-de-France a mis sous administration provisoire un établissement associatif pour handicapés, considérant que ce dernier n’assurait pas la sécurité et le bien-être de ses résidents autistes adultes. En 2014, c’est l’Institut médico-éducatif de Moussaron dans le Gers qui était mis sur la sellette. Des enfants y dormaient dans des box en plexiglas, attachés à leur lit ; ils déféquaient, nus et sans intimité, dans des seaux.
Avez-vous pu constater des faits de maltraitance commises par le personnel soignant contre les personnes handicapées ?
Les maltraitances à l’égard des personnes vulnérables en institution défrayent malheureusement régulièrement la chronique. C’est vrai pour les handicapes, mais aussi pour les personnes âgées et les enfants. Ces victimes n’arrivent toutefois qu’exceptionnellement en psychothérapie. Et pour cause puisqu’étant institutionnalisées, elles ont peu de moyens d’appeler à l’aide et peu accès aux ressources du monde extérieur. Les violences dont elles sont l’objet sont rarement connues hors les murs. L’identification de la maltraitance repose sur les victimes elles-mêmes et sur les personnes qui les côtoient directement, soignants et famille. Or, les handicapés ne sont pas souvent en mesure de dénoncer les violences qu’ils subissent et les soignants signalent rarement leurs collègues maltraitants. En ce qui concerne les familles, elles sont parfois très peu présentes et lorsqu’elles le sont, il leur est souvent difficile de détecter les signes de maltraitance. Ces signes sont souvent peu visibles et peu spécifiques ; ils peuvent prêter à confusion et être mis sur le compte du handicap, d’une chute ou d’une indisposition physique momentanée comme un refroidissement ou une grippe. Il m’est arrivé de recevoir en thérapie des proches de personnes institutionnalisées choqués après avoir constaté des ecchymoses sur le corps d’un parent ou une attitude de dépression ou des réactions inhabituelles de peur. Bien entendu, ils ont dénoncé les faits, mais ils se sont heurtés à l’omerta de l’institution.
Qu’en est-il des maltraitances commises au sein du foyer ?
Pour les handicapés vivant en famille, les plus à risque de subir des violences sont ceux dont les familles vivent en vase clos, repliées sur elles-mêmes. En effet, on sait que les réseaux sociaux et les relations de voisinage possèdent un effet protecteur significatif contre la victimisation des vulnérables. Les plus à même de dénoncer les violences sont les médecins traitants, mais force est de constater que le taux de signalement est extrêmement faible.
Comment expliquez-vous ces maltraitances ? Quelles en sont les causes ?
Vous vous en doutez, il n’existe pas de causes uniques pouvant expliquer la maltraitance. Elle découle d’une interaction de facteurs prédisposants. Certains relèvent de caractéristiques propres aux personnes handicapées elles-mêmes et d’autres au personnel soignant, au système institutionnel, culturel, politique, social, économique, etc.
En ce qui concerne les bénéficiaires, en raison de leur handicap, ils sont souvent dans l’incapacité de se défendre. C’est particulièrement vrai pour ceux qui présentent de la passivité et une absence de réaction agressive. Certains, du fait de la carence de leurs capacités cognitives, ne comprennent pas ce qui leur arrive ; d’autres, en raison d’un trouble moteur rendant la parole impossible sont incapables de dénoncer les violences. Même lorsqu’ils tentent de signaler la violence dont ils sont victimes, la pauvreté de leurs moyens de communication ne leur permet pas toujours de se faire comprendre. La gêne, les sentiments d’humiliation ou de honte et la crainte des représailles de la part du soignant maltraitant sont autant d’obstacles à la dénonciation des violences pour les handicapés qui peuvent s’exprimer. Certaines personnes sont très isolées et ne reçoivent que rarement la visite de leur famille. À qui peuvent-ils alors se confier ? La pauvreté des contacts avec des personnes extérieures à l’institution rend malaisé la dénonciation des maltraitances et les appels à l’aide.
Du côté des soignants, on ne peut pas complètement exclure que certains d’entre eux soient pervers ou sadiques, mais ces cas sont tout à fait marginaux. De toute façon, ils ne peuvent pas sévir très longtemps s’ils ne sont pas soutenus par leur direction et par le système institutionnel. C’est sans doute assez effrayant, mais on doit à la vérité de dire qu’au moins 99% des soignants maltraitants sont des personnes « normales », sans pathologie mentale particulière. On peut dire sans risque de se tromper que la majorité d’entre eux ne seraient jamais devenus maltraitants dans un autre contexte professionnel. On a pu mettre en évidence quelques facteurs personnels prédisposants comme l’alcoolisme ou la toxicomanie mais rien de très probant. Par contre, le fait d’être stressé ou fatigué sur une longue période de temps entraîne très vraisemblablement un risque accru de passage à l’acte violent. La difficulté à gérer les tensions et la fatigue fragilise les soignants et détériore leurs compétences professionnelles. La position de toute-puissance qu’ils ont dans leur rôle d’encadrement et l’impunité dont ils se croient assurés peuvent aussi faciliter le passage à l’acte maltraitant. Il faut se rendre compte que ce sont des métiers exigeants. Prendre soin d’une personne handicapée est un travail très physique, il faut porter et soutenir des personnes dépendantes parfois très lourdes, mais c’est aussi un travail technique et relationnel. Et les relations sont parfois compliquées en raison du handicap mental ou de troubles du caractère, par exemple. Lorsque la relation entre un bénéficiaire et un soignant devient conflictuelle, cette relation d’assistance et de supervision risque de se transformer en relation de pouvoir et de domination. L’attention bienveillante du soignant se mue alors en mépris et en critiques, voire en agression.
Différents facteurs augmentent le risque qu’un handicapé soit victimisé au sein de sa famille. Les soins de santé permanents, la rareté des services de garde de qualité, le fardeau financier et l’isolement social constituent une source sérieuse de stress pour les proches. La difficulté à gérer les tensions et la fatigue les fragilisent et sont susceptibles de détériorer leurs capacités d’aidant. Cette situation entraîne un risque accru de passage à l’acte violent. Lorsque la personne handicapée est un enfant, la violence intrafamiliale s’explique également par le fait que le handicap contrarie la formation du lien d’attachement (enfant décevant les attentes parentales, difficulté de communication réciproque, etc.).
S’agit-il d’un problème systémique, institutionnel ou individuel ? Est-il lié à la formation ou à la pression due au rythme de travail ?
Tout cela à la fois, à des degrés divers. Les horaires de travail perturbant la vie privée, comme les gardes et la planification des heures variant d’une semaine à l’autre, la rémunération peu élevée, une formation insuffisante et le manque de supervision sont des facteurs qui peuvent contribuer à la souffrance des soignants et, en conséquence, qui participent à faciliter le passage à l’acte maltraitant.
La surcharge de travail et le manque de moyens mis à disposition pour réaliser les tâches professionnelles sont probablement les facteurs les plus pernicieux. Lorsqu’une personne se tourne vers une profession de soins, elle est généralement mue par un idéal professionnel élevé. Elle choisit un métier humain. Elle a pour vocation de venir en aide, de soutenir, de soulager et de soigner autrui. Malheureusement, dans de nombreux services, la réalité offre peu de place à ses ambitions. Pressée par la quantité de travail, elle n’a pas le temps de soigner la qualité de la relation qu’elle entretient avec les résidents. C’est très décevant et très frustrant pour de nombreux soignants. Ils ont le sentiment de ne pas pouvoir faire correctement leur travail. Le cadre ne le permet pas. En quelque sorte, ils sont contraints de mal travailler, ce qui est source de souffrance. Lorsqu’ils ont à gérer simultanément plusieurs résidents, ils sont parfois dépassés et vite à bout. Par exemple, si au moment des repas, de la toilette ou de la distribution des médicaments, un des patients refuse de manger, commence à crier ou doit être changé, le bon fonctionnement de leurs tâches peut s’en trouver entravé. Ils peuvent alors s’énerver, faire preuve de négligence, devenir insultants, poser des gestes brutaux, voire devenir violents physiquement. Mettre de force la fourchette dans la bouche du résident, le gifler, le bousculer, l’enfermer dans la chambre, le laisser mariner dans ses langes sales, lui refuser un verre d’eau sont des façons d’évacuer la tension ressentie. Cela s’explique par le fait que le stress s’accompagne de combativité, d’agressivité et de colère.
Dans ces conditions défavorables pour l’accomplissement personnel, on peut assister à un retrait empathique des soignants vis-à-vis des résidents. C’est une manière défensive qu’ils adoptent pour se protéger de la frustration, du sentiment d’impuissance et de l’impression de ne pas être à la hauteur. Dans ce cas, les soignants mettent les résidents émotionnellement à distance, déshumanisent la relation qu’ils entretiennent avec eux et minimisent leur vécu. Par exemple, ils peuvent penser que les handicapés sont insensibles à la douleur, ou du moins qu’ils l’oublient rapidement, qu’ils sont inaptes à comprendre ce qui leur arrive ou qu’ils ne sont capables de ressentir que des émotions primaires. Cette perte d’empathie se manifeste aussi par de l’irritabilité et de l’agressivité, du cynisme, de l’humour déplacé, des jugements et des critiques. Je pense qu’on peut parfois parler d’infra-humanisation. L’infra-humanisation est une version mineure de la déshumanisation. Elle se traduit notamment par l’infériorisation. Les handicapés seraient sensiblement moins humains. Dans ce cas précis, elle consiste à n’attribuer la totalité des propriétés humaines qu’aux personnes bien portantes, les handicapés se voyant dépossédés des qualités jugées supérieures. Tout cela offre un terrain favorable à la maltraitance.
Quels sont les différents types de violence constatés ?
Lorsque des violences sont mises à jour dans ces institutions, il s’agit souvent de négligences graves telles que privation de nourriture, de boisson ou de soins de santé ou bien encore le fait de laisser les résidents de longues heures dans des vêtements ou des langes souillés. La contention physique ou chimique inappropriée est aussi assez fréquente. La violence psychologique est généralement présente sous forme de haussements de voix, brimades, insultes, menaces d’agression ou de punition, vêtements inadaptés à la température, interdiction d’entrer en contact avec les proches par téléphone, enfermement dans la chambre, confiscation ou dégradation de biens personnels, irrespect par rapport à l’intimité comme laisser les résidents nus, etc. Dans les cas les plus malheureux, des faits de violence physique sont constatés : bousculades, gifles, coups, torsions d’un membre. Dans certains cas, les dispensateurs de soins se rendent coupables de violence sexuelle.
Quel est l’impact de ces violences sur les personnes handicapées ?
C’est difficile à dire. A ma connaissance, il existe peu de recherches sur les répercussions psychologiques des violences chez les personnes porteuses d’un handicap. En ce qui concerne les handicapés mentaux, d’aucuns prétendent qu’ils seraient moins sensibles au traumatisme. Leurs capacités cognitives et émotionnelles ne leur permettraient pas d’identifier leurs états mentaux et émotionnels et elles seraient insuffisantes pour comprendre la nature violente de la négligence grave et de certains propos humiliants ; ils ne disposeraient pas de capacités mémorielles à long terme et ne pourraient donc qu’oublier rapidement les douleurs infligées, leurs frayeurs ou leur chagrin. Personnellement, j’ai tendance à penser que c’est l’inverse qui se produit. L’incapacité à communiquer leur détresse les privent de la possibilité de la partager avec autrui et de demander de l’aide. Généralement, ceux qui ne peuvent pas s’exprimer verbalement, tout comme les enfants, se régulent émotionnellement dans le lien établi avec une personne rassurante. Ce qui les apaise et les rassure, c’est d’être serrés dans les bras et d’être cajolés. Or, dans le cas d’institutions maltraitantes, ils se retrouvent très seuls face à leur bouleversement émotionnel. En ce qui concerne les handicapés physiques, ils réagissent à un événement traumatique comme tout un chacun.
Je voudrais attirer l’attention que dans une majorité de cas, les handicapés violentés, que ce soit en institutions ou au sein des familles, ne sont pas soumis à un événement délétère unique ; ils subissent des victimisations chroniques d’assujettissement et de violence. Ils sont souvent sous le contrôle des auteurs des actes traumatogènes durant une longue période, parfois durant plusieurs années, et incapables de leur échapper. On parle dans ce cas de traumatisme complexe.
Il peut être difficile de diagnostiquer un état de stress post-traumatique chez la personne handicapée qui ne s’exprime pas. Les symptômes traumatiques peuvent être confondus avec la symptomatologie propre au handicap. Par exemple, le traumatisme peut se manifester par des troubles du sommeil, des désordres du comportement alimentaire, un repli sur soi ou un manque d’intérêt pour les activités habituelles, symptômes fréquents dans certains handicaps. De même, l’hypervigilance, les états d’alerte et les sursauts au moindre bruit, habituels dans les traumatismes, peuvent être attribués à tort à une hypersensibilité sensorielle caractéristique du handicap. Une personne handicapée traumatisée peut tenter d’apaiser ses angoisses par des stéréotypies. Ces comportements reproduits inlassablement, tels que des balancements, sont aussi spécifiques de certains handicaps. Le traumatisé peut exécuter des mouvements de protection à l’approche d’une personne, se montrer craintive, méfiante et irritable, avoir des accès de colère ou adopter des comportements agressifs tournés contre elle-même ou contre autrui. Toutes ces réactions sont également propres à certains handicaps. Le traumatisme peut encore s’accompagner d’une perte d’acquis intellectuels et psychomoteurs pouvant aller jusqu’à la régression à un stade antérieur du développement. Cette régression peut aussi résulter de l’évolution péjorative du handicap. Les manifestations dépressives accompagnant fréquemment le traumatisme, telles que désintérêt, asthénie et léthargie, peuvent, elles aussi, être imputables au handicap. Ce chevauchement des symptômes relevant du traumatisme et du handicap rend difficile l’identification du traumatisme.
Selon une étude de la DREES, publiée le 22 juillet 2020, 7,3 % des personnes handicapées ont subi des violences physiques et/ou sexuelles contre 5,1% dans le reste de la population. Pourquoi ces personnes sont -elles plus vulnérables ?
Nous l’avons dit, la difficulté à se défendre, à comprendre les situations ou à communiquer concourt à accroître le risque de victimisation des personnes handicapées. L’isolement et la pauvreté des contacts sociaux rendent également malaisés la dénonciation des violences et l’appel à l’aide. Les auteurs bénéficient donc d’une quasi impunité, ce qui contribue aux passages à l’acte. Certains handicapés suscitent des réactions agressives d’un entourage dépassé par leur comportement, en particulier par leurs cris incessants, leur agitation motrice, leurs réactions agressives, etc. En ce qui concerne les violences sexuelles, le risque est d’autant plus élevé que le handicap requiert une grande proximité physique avec les aidants. En effet, les soins imposent un contact corporel entre le handicapé et le dispensateur de soins. Petit à petit, ces contacts intimes peuvent dévier vers des rapprochements malsains. Les personnes handicapées peuvent présenter de l’inhibition et de la passivité, mais également de la désinhibition et de l’excitation qui, couplées aux pulsions sexuelles et à la promiscuité, peuvent intensifier la suggestibilité sexuelle et préparer la voie d’une interaction abusive.
Voulez-vous ajouter quelque chose ?
Je voudrais juste rappeler que le personnel des institutions de soins et les parents, dans leur toute grande majorité, font preuve de dévouement, de sérieux et d’honnêteté.