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Salle des assises, tribunal de Paris. Photo de Caroline Jolivet

Victimes et auteurs d’actes terroristes, déshumanisation et ré-humanisation au cours des procès

Déshumanisation et réhumanisation des accusés par les victimes

« Une prison, ce n’est pas seulement des barreaux, c’est aussi un toit. Un verrou m’empêche de sortir, mais il me protège aussi contre les monstres de la nuit » (Michel Tournier, La goutte d’or). Dans Daesh, ils n’ont pas vu la reddition de leur personnalité, ils ont vu la promesse d’un double paradis : le paradis terrestre (le califat en Syrie et en Irak) et le paradis céleste.

Evelyne Josse

Au fil d’un procès, en particulier s’il se déroule sur une longue période, la perception que les victimes ont des accusés peut changer. Non pas qu’elles leur trouvent des excuses ou qu’elles leur pardonnent, mais elles portent sur eux un regard plus réaliste, plus nuancé ou plus « humanisé ». Avant que débute le procès, certaines d’entre elles sont si profondément blessées qu’elles ne peuvent que diaboliser et haïr les inculpés, quel que soit leur degré d’implication dans les actes terroristes. Ils sont déshumanisés ; ce sont des monstres ou des barbares, ils sont l’incarnation du mal absolu. À titre d’illustration, Olivia Ronen, l’avocate d’Abdeslam, a été surnommée « l’avocate du diable ». Mais au fil des débats, la raison, ou une forme de compréhension, reprend sa place aux côtés des émotions. Au fur et à mesure, une vérité plus complexe émerge. Les inculpés, du moins certains, sont ré-humanisés, vus comme des êtres humains, dans leur banalité, avec leurs fragilités et leurs faiblesses. Caroline, dont le mari a été tué au Bataclan, s’étonne : « Il y avait quelque chose dans l’idée du danger, de la peur, etc., qui faisait que c’était comme si ça leur avait enlevé le fait que ce sont des êtres humains. Dans ma perception des choses, il y avait une distance entre eux et moi, dans ce qu’ils représentent, dans ce qu’ils sont. Et là, j’ai vu que non. Il y en a qui ont fait des études, certains s’expriment plutôt bien. Et en fait, c’est très troublant. Moi, je me suis retrouvée, parfois, avec une forme d’empathie, à me dire : « Le pauvre, ça lui gâche sa vie. » Je trouvais que c’était triste pour eux. Mais bon, c’est triste pour nous aussi. Mais je n’arrivais pas à les détester. C’est un peu troublant. » Nadia, la maman d’une jeune femme dont la vie a été fauchée sur la terrasse du café restaurant La Belle équipe, dit : « Les « provocations » de Salah ne me touchaient pas. Son discours n’était pas consistant. Ce « combattant de Daesh », comme il s’est présenté au début, laissait au fil des mois la place au Salah normal. La durée du procès a contribué indiscutablement à cette expression d’humanité que nous avons eue. J’y inclus beaucoup de parties civiles, celles qui ont suivi le procès. Je peux témoigner de l’une d’elles qui tenait des propos véhéments au mois de septembre, et dont le regard a évolué vers la fin. »

En cours de procès, cette ré-humanisation a permis des rapprochements entre victimes et accusés, en particulier avec les trois inculpés qui comparaissaient libres. D’abord un bonjour, puis quelques mots échangés, et parfois une conversation. Un soir, des victimes se rendront avec eux jusqu’au Bataclan. Le dernier jour, dans les bras les uns des autres, victimes et inculpés finiront en larmes.

L’empathie éprouvée à l’égard de certains accusés peut faire oublier transitoirement la réalité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont commis. Caroline rappelle le rôle essentiel qu’ont les avocats de ramener leurs clients à une empathie mesurée : « Les avocats et la Cour ont une interprétation et une compréhension qui est dit différente, mais quand on n’a pas lu les centaines de milliers de pages du dossier et qu’on survole un peu les choses, on se laisse facilement emmener dans le discours des accusés. Finalement, on n’arrive plus à comprendre pourquoi ils sont là, dans le box. Heureusement, on refait la synthèse avec les avocats tous les jours. Ils nous éclairaient énormément là-dessus. Et on se dit que c’est fou ce qu’on peut ressentir, cette empathie qu’on peut ressentir pour eux. »

Pour certaines victimes, découvrir l’humanité des accusés complexifie la situation ; elle la rend moins dichotomique, moins manichéenne. Elles font le surprenant constat qu’il ne faut pas être un monstre pour commettre un acte monstrueux, qu’il ne faut pas être un barbare pour perpétrer un acte barbare. Il ne faut pas être le mal absolu pour faire le mal absolu. Pierrick Baudais, chroniqueur judiciaire chez Ouest-France, rapporte la déception d’une victime : « J’avais presque envie de voir des monstres. » (IURIS, 2021).

Les monstres et les barbares, il est normal et légitime de les détester, mais lorsque des gens ordinaires, dont le parcours n’a rien d’exceptionnel, posent un acte violent, on est amené à se poser des questions.

Clivage de la personnalité des accusés, déshumanisation et réhumanisation des victimes

Caroline fait part de son incompréhension : « Ce que je trouve très violent, très difficile, ce sont les questions que ça suscite. Pour moi, ce sont des questions sur le comment on peut être au départ un petit bébé, grandir et puis, qu’est ce qui se passe à un moment pour qu’on ait cette idée qu’on ne peut être heureux que dans la souffrance de l’autre ? »

Comment de jeunes hommes appréciant la bière, fumant des joints, sortant en boîte de nuit, peuvent-ils s’attaquer à des personnes dans des bars et des salles de concert qu’eux-mêmes auraient pu fréquenter ? Nous avons longuement répondu à cette question dans notre article Josse E. (2018). Comment en arrive-t-on à commettre un acte terroriste ? Les processus psychologiques et psychosociaux à l’œuvre. Revue Psychothérapies 2018/1 (Vol. 38), Psychothérapies 2018 ; 38 (1) : 39-46. Éditeur : Médecine & Hygiène. En ligne : https://www.resilience-psy.com/comment-en-arrive-t-on-a-commettre-un-acte-terroriste-les-processus-psychologiques-et-psychosociaux-a-loeuvre/

La personnalité des terroristes se clive progressivement au cours de leur radicalisation. La personnalité première s’efface peu à peu derrière la personnalité radicalisée, soumise à l’idéologie violente et au groupe d’appartenance djihadiste. La personnalité première est muselée, mais continue à vivre en secret. Dans son discours, Abdeslam témoigne de ce clivage entre deux personnalités, sa personnalité première et une personnalité radicalisée qui finit par prendre le dessus : « Je ne savais pas que ça allait se passer comme ça. Si mon frère m’avait dit : « Voilà, Salah, tu vas louer des voitures, aller chercher des gens pour commettre des attentats”, jamais je n’aurais accepté. Parce que le Salah que j’étais, le train de vie que je menais, n’aurait pas accepté. Mais je me suis embarqué et, petit à petit, les choses ont évolué, jusqu’à ce que je me sois senti acculé. Je sais que c’est difficile à entendre, mais je n’avais pas le choix. » (Piret, 2022).

Au début du procès, c’est la personnalité radicalisée d’Abdeslam qui se présente à la Cour, mais au fil des semaines, soumis aux multiples témoignages poignants des victimes, sa personnalité première refait surface sporadiquement. Caroline espère : « Il y avait toute l’humanité de ce procès, tous les gens, les psychologues, les policiers, les gendarmes, les pompiers, les avocats, les associations, les victimes entre elles. Et quand on est face à quelque chose qui ramène à l’essentiel, la vie et la mort, et qu’on partage cette histoire commune, on ressent très, très fort cette humanité entre nous. Et donc, il y a ces deux réalités-là, la déshumanisation d’un côté et l’humanité de l’autre. Et je pense que certains accusés n’ont pas pu ne pas ressentir ce qui était là, tous les jours, autour d’eux. Dans ce box des accusés, je pense qu’il y a des accusés qui percevaient ce lien très fort entre les gens. Et donc je pense que, forcément, il y en a qui ont peut-être pu aller explorer un peu d’humanité à travers ce qui a été renvoyé. »

Abdeslam oscille entre ses deux personnalités : la partie radicalisée qui se manifeste par la morgue, la froideur et la provocation, et la partie première capable d’émotion. Caroline est confuse devant ce clivage de la personnalité de certains accusés : « Effectivement, il y avait cette dualité parfois de l’agressivité, parfois quelque chose d’un peu placide, quelque chose qui était assez déroutant, qu’on n’arrive pas à lire. Je pense que c’est particulier le fait qu’on ne sait pas à quel moment ils mentent et à quel moment ils disent la vérité. » Ainsi, c’est sa personnalité première, fidèle à sa famille d’origine, qui émerge lorsque, les larmes aux yeux et la voix légèrement hésitante, Abdeslam évoque sa mère. Le regard toujours embrumé, il s’adresse aux victimes : “Je vous demande aujourd’hui de me détester avec modération. Je veux vous dire aussi que je présente mes condoléances et mes excuses. Je sais qu’on a des divergences, je sais qu’il y a une haine qui subsiste entre vous et moi. Je sais qu’on ne sera pas d’accord, mais je vous demande de me pardonner. Je sais que ça ne va pas vous guérir, mais je sais que la bonne parole peut faire du bien. Et si j’ai pu faire du bien, ne serait-ce qu’à une seule victime, alors pour moi, c’est une victoire. » Par moments, il se ré-humanise lui-même, et ré-humanise les victimes. Caroline s’interroge : « Comme beaucoup de monde, je me suis posé beaucoup de questions sur ce que j’observais. Il se trouve que j’étais avec ma fille dans la salle ce jour-là. C’est difficile de ne pas être sensible à cette émotion qui s’exprime. Et en même temps, après coup de pouvoir, effectivement, se dire cette émotion, elle est peut-être pour lui-même, de tout ce qu’il perd. » « On croit ou non à sa sincérité. Pour ma part, je retiens qu’il a demandé pardon à trois reprises et m’en fiche de savoir si c’est une stratégie. J’ai observé son évolution. Je tiens compte de ses larmes. Salah m’a cité nommément, ma fille aussi. Il était « prêt à parler, un café, je pourrais l’aider ». Cela m’avait fait sourire, car je ne savais pas lequel des deux aurait aidé l’autre. », nous dit Nadia.  Un autre accusé, Sofien Ayari, verra lui aussi sa personnalité première revenir à l’avant plan Tout comme Abdeslam, c’est un élément évoquant sa mère qui perce sa carapace de déshumanisation et atteint cette partie de lui restée fidèle à sa famille. Nadia rapporte : « Contre toute attente, ma déposition avait touché beaucoup de monde. Et, quatre mois plus tard, je vivrai un autre moment très fort « un moment rare dans un procès d’assises », me dira-t-on. L’un des accusés qui s’était enfermé dans le mutisme faisant jouer son droit au silence, décide de parler, car il a « été touché par cette femme qui a perdu sa fille sur une terrasse. Elle ressemble à ma mère, elle veut savoir ce qui s’est passé dans nos têtes, je ne pourrai pas lui ramener sa fille, mais je lui dois ça… ».

La déshumanisation des terroristes vis-à-vis d’eux-mêmes

Si le côté manipulateur des accusés, et notamment d’Abdeslam, a été signalé par de nombreuses victimes, il semble toutefois témoigner de la partie de sa personnalité première. Les accusés qui ont choisi de se taire sont totalement sous le joug de leur partie radicalisée. S’ils ne tentent pas d’émouvoir les parties civiles ou la Cour, c’est parce qu’ils restent complètement englués dans la déshumanisation, tant des victimes que d’eux-mêmes. Dominé par leur partie radicalisée totalement isolée de leur personnalité première, les terroristes n’existent plus en tant qu’individu. Ils ont perdu le sens de leur communauté d’appartenance d’origine et leur identité personnelle. Ils ne sont plus que des robots réduit à une idéologie, insensibles à la douleur d’autrui et dépourvus de morale. Ceux qui se font exploser ne sont plus qu’un instrument, une arme, une bombe-humaine… C’est l’étape ultime de leur déshumanisation.

Caroline explique : « Pendant le procès, l’attention était beaucoup sur Salah Abdeslam. Moi, j’ai été plutôt frappée par le silence de certains qui choisissaient de ne pas s’exprimer. Et c’est plutôt leur silence à eux qui a attiré mon attention, mais qui ne m’a pas rassuré. Je pense que pour eux, ils ont fait ce qu’ils avaient à faire. Il n’y a même pas l’envie de se défendre ou de partager, peut-être parce qu’il n’y a du sens à rien. Et là, pour le coup, c’est la déshumanisation que ça m’évoquait. En fait, ce sont ces personnes-là qui m’ont le plus dérangées. Il y a une déshumanisation par rapport à elles avec elles-mêmes. Il n’y a pas d’intérêt pour l’autre, mais il n’y a pas d’intérêt pour elles-mêmes. Il y a une forme d’acceptation ; ils sont en prison parce qu’ils ne sont pas morts, mais c’était ça qu’ils voulaient faire. Je trouvais que cette attitude-là, elle était encore plus déroutante que quelqu’un où on peut se dire qu’il s’est fait influencer et il voulait tellement plaire à son frère ou à ses copains qu’il était prêt à tuer, il a aidé à faire tuer et puis, à un moment, il retourne sa veste. Il teste le chaud et le froid, à gauche, à droite, il voit qu’est ce qui va marcher pour éventuellement que sa peine soit un peu plus légère, que les conditions de détention soient un peu plus légères. »

Evelyne Josse, septembre 2022

Chargée de cours à l’Université de Lorraine (Metz)

Psychologue, psychothérapeute (EMDR, hypnose, thérapie brève), psychotraumatologue

http://www.resilience-psy.com

Bibliographie

IURIS : les grandes causes de notre temps (2021). Les journalistes. 03/12/2021. Podcast. En ligne https://shows.acast.com/iuris-13-novembre/episodes/les-journalistes

Josse E. (2018). Comment en arrive-t-on à commettre un acte terroriste ? Les processus psychologiques et psychosociaux à l’œuvre. Revue Psychothérapies 2018/1 (Vol. 38), Psychothérapies 2018 ; 38 (1) : 39-46. Éditeur : Médecine & Hygiène. En ligne : https://www.resilience-psy.com/comment-en-arrive-t-on-a-commettre-un-acte-terroriste-les-processus-psychologiques-et-psychosociaux-a-loeuvre/

Josse E. (2e éd. 2019), Le traumatisme psychique chez l’adulte, De Boeck Université, coll. Ouvertures Psychologiques.

Josse E., Dubois V. (2009), Interventions humanitaires en santé mentale dans les violences de masse, De Boeck Université, Bruxelles.

Piret C. (2022). Radio France, vendredi 15 avril 2022. En ligne : https://www.radiofrance.fr/franceinter/proces-du-13-novembre-jour-113-en-larmes-salah-abdeslam-presente-ses-excuses-a-toutes-les-victimes-7750440