Discussion avec Ludivine Ponciau, journaliste
Quand on s’investit totalement dans un travail, une mission (aussi pénible soit-elle), et que du jour au lendemain, on doit stopper cette activité, ce changement de situation peut-il créer une forme de manque, de vide ou d’angoisse ?
Oui, en effet. Aussi difficile qu’a pu être l’épreuve, et justement parce qu’elle a été très intense, les jurés peuvent tout à la fois éprouver du soulagement, mais également un sentiment de vide. Pendant plusieurs mois, ils ont été au cœur de L’Histoire, ils ont « fait » l’Histoire, ils ont vécu une expérience émotionnelle intense, ils ont parfois noué des relations fortes avec d’autres jurés. Aussi étonnant que cela puisse paraître, revenir à la banalité du quotidien peut être source de détresse.
Le retour à la vie “ordinaire” peut-il être mal vécu ?
Il n’y a évidemment pas de règle générale, chaque personne réagit différemment, mais oui, se réaccoutumer à son mode de vie ordinaire peut prendre de quelques jours à plusieurs semaines. Dans un premier temps, c’est généralement le soulagement qui domine, et aussi, nous l’avons dit, la fatigue et le sentiment de vide. La décompression peut également être entravée par des questions de conscience : Ai-je bien fait ? Ne me suis-je pas trompée ? Me suis-je laissé trop influencer par les magistrats, par le président, par les avocats, par les inculpés ?
Les difficultés surviennent souvent dans les jours ou les semaines, voire les mois qui suivent. Si les jurés s’attendent à expérimenter des situations difficiles pendant le procès, ils sont peut-être moins préparés aux difficultés qu’ils rencontrent après, celui-ci terminé. Or, les stress associés au retour à la vie ordinaire peuvent causer du désarroi et avoir des répercussions sur le fonctionnement familial, social et professionnel. Après quelques jours de soulagement et de joie, les jurés risquent de se sentir désorientés, frustrés et incompris. Il est également possible qu’ils éprouvent un sentiment de solitude, privés de la compagnie de personnes avec qui ils ont partagé une expérience unique et par qui ils se sentent compris. Certains jurés désireront partager leur vécu[1]. Cependant, leur récit pourrait ne pas rencontrer l’intérêt de leur entourage qui n’a pas forcément d’attrait pour le procès ou, le plus souvent, qui se défend parce qu’il est bouleversé par ce qui est raconté. Les proches peuvent aussi être préoccupés par des problèmes personnels ou simplement rendus inattentifs par la joie de retrouver enfin une vie normale. D’autres jurés n’auront pas envie de s’épancher en raison de la disparité entre leur vécu durant ces longs mois de procès et celui de leur entourage. Du coup, ils peuvent être agacés par les multiples et mêmes questions qui leur sont posées par la famille, les amis, les copains et les collègues. Frustration et incompréhension peuvent provoquer du ressentiment à l’égard des proches et devenir source de tension. Sans compter le fait que les contraintes de la vie ordinaire peuvent revenir en boomerang. Par exemple, un conjoint qui a pris les enfants en charge durant la période du procès s’attend parfois à ce que son partenaire prenne le relais une fois celui-ci terminé. Pour les jurés qui sont à la tête d’une société, le fait d’avoir laissé leurs affaires en souffrance peut aussi être source de stress…
Comment affronter les questions de l’entourage, de la famille, des collègues ?
C’est une question difficile… Tout dépend du juré, de la personne qui pose la question et du moment où elle est posée. Certains jurés peuvent être ravis, dans un premier temps, de l’intérêt porté à leur vécu et au bout de quelques semaines, être énervés par les sempiternelles questions ou, au contraire, ne pas se sentir prêts à parler dans les premiers jours et être contents de pouvoir partager leur expérience au bout de quelques semaines. Le mieux est de pouvoir exprimer clairement ses besoins : Ce n’est pas le moment, je n’ai pas envie d’en parler. J’ai baigné dans ce procès pendant de longs mois, j’ai envie de parler d’autre chose. Je ne peux pas répondre aux questions que tu me poses, sont quelques-unes des réparties possibles lorsqu’on ne souhaite pas s’exprimer.
Les jurés peuvent-ils être atteints d’une forme de stress post-traumatique en raison de tout ce qu’ils ont vu, entendu, vécu ? Et comment le déceler ?
Bien évidemment, tous les jurés ne vont pas souffrir d’une forme de traumatisme, heureusement ! Mais certains peuvent, en effet, présenter une souffrance à plus ou moins long terme. Une aide psychologique leur est d’ailleurs proposée. Après une période difficile, certains recouvreront leur équilibre. Seul l’avenir pourra révéler rétrospectivement quels sont les jurés qui ont vécu le procès comme maîtrisable et quels sont ceux qui l’ont vécu comme traumatisant.
On peut se représenter le traumatisme comme un tremblement de terre dont l’attentat terroriste constitue l’épicentre. Les ondes de choc bouleversent progressivement l’entourage des victimes. Dans le procès, les jurés sont confrontés aux éléments du dossier, comme des vidéos et des bandes sonores, et également aux témoignages poignants des victimes et de leurs proches en détresse. Ils se trouvent brusquement précipités dans le cercle de l’onde de choc, à côté des victimes et de leur famille.
La particularité de ces attentats terroristes, c’est qu’ils auraient pu toucher n’importe qui. L’identification aux victimes, présente dans de nombreux procès d’assises, est renforcée dans celui qui s’achève. Il est difficile pour les jurés de prendre de la distance. Inévitablement, certains se disent : « Cela aurait pu être moi, cela aurait pu être ma fille, mon conjoint ». Ils se posent alors comme une victime potentielle des auteurs, et cela constitue un facteur possible de traumatisation.
Les jurés peuvent présenter des symptômes très similaires à ceux d’une victime directe. Pendant la journée, ils peuvent souffrir de souvenirs répétitifs et envahissants de ce qu’ils ont vu au procès ou de scènes évoquées par les victimes et qu’ils se sont imaginées et, pendant la nuit, leur sommeil peut être perturbé par des cauchemars. Ils peuvent éviter tout ce qui évoque les événements meurtriers, des lieux comme les aéroports et les métros, mais aussi les conversations, les films ou les documentaires sur le sujet ou sur des thèmes similaires. Ils peuvent avoir des palpitations, le cœur qui bat plus vite ou plus fort, ressentir des oppressions respiratoires, souffrir d’insomnies, se réveiller en pleine nuit, éprouver des difficultés de concentration, être en état d’alerte, avoir des réactions de sursaut excessives, etc. À ce tableau, peuvent s’adjoindre du stress, des angoisses, de la tristesse, des sentiments d’impuissance, des questionnements sur son rôle dans le procès, sur le sens des choses, sur la nature humaine, la justice, la morale ou la religion. Heureusement, pour la plupart des jurés, ces manifestations perturbantes s’effacent, en général, d’elles-mêmes au bout de quelques jours ou de quelques semaines. Dans le procès actuel, au vu de sa durée, recouvrer son équilibre pourra prendre de quelques semaines à quelques mois. Mais, même si la perturbation émotionnelle disparaît, il est fort à parier que les jurés se souviendront de ces 7 mois comme une des expériences les plus marquantes de leur vie, et probablement, comme une expérience particulièrement difficile. Malgré la difficulté, pour certains, ce procès restera aussi dans leur mémoire comme une expérience très intéressante et enrichissante.
Les jurés vont pouvoir prendre quelques semaines de repos, le temps des vacances judiciaires. En septembre, ils devront se replonger dans le procès pour participer à la fixation des peines. Ce temps de pause peut-il être vécu difficilement étant donné que la procédure ne sera pas tout à fait achevée et qu’il faudra qu’ils “y retournent” ?
À nouveau, une personne n’est pas l’autre. Certains vont pouvoir profiter pleinement de cette pause, et pour d’autres, oui, il est possible que la fin du procès reste comme une lame de fond et les empêche de profiter pleinement de cette période. Il est aussi probable que plus la date de la reprise approchera et plus certains se sentiront stressés et las à l’idée de devoir y retourner. En tout cas, il me semble important que les jurés prennent le temps d’intégrer l’expérience qui vient de s’achever, qu’ils commencent par se reposer quelques jours et qu’ils retrouvent une routine aussi vite que possible : respecter des horaires réguliers, reprendre les activités de loisirs, passer du temps avec leur famille et leurs amis, etc. Rappelons que la délibération a duré 18 jours ! 18 jours sans aucun contact avec le monde extérieur et avec les proches, 18 jours sans téléphone portable, tablette, ordinateur et autre montre connectée, 18 jours sans visite. Cela laisse des traces sur la vie personnelle et familiale. Les jurés ont besoin de repos, de retrouver leurs proches et leur routine.
En ce qui concerne les parties civiles, on peut présumer que la plupart des victimes et les membres de leur entourage sont déjà suivis par des psychologues ou ont eu l’occasion de l’être s’ils en éprouvaient le besoin. Néanmoins, est-ce que la fin du procès peut générer ou faire resurgir des émotions particulières ? Pour les parties civiles, c’est une page qui se tourne et un combat qui se termine. Comme pour les jurés, risquent-ils de ressentir une forme de vide ou plutôt d’apaisement ?
Oui, de nombreuses parties civiles ont rencontré un psychologue après les attentats. Certaines ont commencé une thérapie à l’approche du procès et d’autres, qui avaient interrompu leur suivi, l’ont peut-être repris au moment du procès.
Chaque partie civile est différente et réagit de façon très différente. Certaines personnes ne sont pas venues au procès alors même qu’elles ont été grièvement blessées pendant les attentats, d’autres y ont assisté tous les jours. Les attentes sont donc différentes pour chacune d’entre elles. Le procès a fait ressurgir des émotions, indubitablement, même chez les personnes qui avaient réussi à retrouver un équilibre de vie. Pour certaines, cela peut prendre beaucoup du temps pour que ces émotions s’apaisent et qu’elles recouvrent leur équilibre.
Mais si un chapitre se clôt, ce n’est pas nécessairement la fin des souffrances. Au terme d’un procès, les parties civiles ont généralement le sentiment d’être arrivées au bout d’un long processus. Elles disent souvent des choses comme : « On va pouvoir commencer à faire notre deuil maintenant. », « On va pouvoir penser à autre chose. », « On va enfin pouvoir tourner la page. » C’est souvent une étape essentielle dans leur cheminement, mais rarement la fin de leur souffrance. Si un procès peut apporter de l’apaisement et des réponses à certaines questions, il n’en demeure pas moins qu’un trauma non résolu ou un deuil inachevé perdure. Pour comprendre pourquoi un procès ne contribue pas de manière essentielle à la résilience des victimes, il est important de savoir ce qu’est un traumatisme. Notre cerveau ne traite pas les événements traumatiques de la même manière que les événements banals. Il existe dans notre cerveau un système qui traite les expériences que nous vivons ; on pourrait dire qui les digère. Toute nouvelle expérience est automatiquement triée et reliée à celles déjà conservées dans notre mémoire. Ainsi mises en lien avec ce que nous savons déjà, nous pouvons lui donner sens. Mais lorsqu’une personne est confrontée à un événement traumatique, elle produit des hormones de stress et un déséquilibre se produit dans son système nerveux. Le cerveau ne peut pas traiter correctement les informations liées à cet événement. Il ne parvient pas à les digérer. Du coup, le souvenir de l’événement est maintenu dans son état perturbant, coincé dans une mémoire à part. Et un procès n’est pas à même d’intervenir sur ces réseaux de mémoire contenant les souvenirs traumatiques. Le procès ne pourra donc être qu’un jalon sur le chemin de la résilience. Pour les endeuillés qui se sont portés partie civile, la tâche qu’ils s’imposent de représenter la victime décédée dans les procédures juridiques leur fait mettre entre parenthèses leur vie personnelle et leurs souffrances psychologiques. Cette lutte suspend le processus de deuil et entrave la réparation personnelle. « Je me bats pour mon fils, ma fille, mon conjoint. C’est ce qui me fait tenir le coup » disent parfois les proches de disparus. À la fin du procès, plus rien ne s’oppose à l’entrée dans le processus de deuil et ils risquent de prendre leur détresse de plein fouet.
Si le procès peut procurer un certain apaisement, il peut aussi causer des déceptions et nourrir des frustrations. Les victimes n’ont pas toujours eu réponses à leurs questions, par exemple. Et certaines n’ont pas éprouvé le soulagement qu’elles escomptaient…
S’ils sont déçus du verdict, cela peut-il rendre leur deuil/leur guérison plus difficile ?
Le sentiment d’injustice et la colère sont effectivement des freins au processus de guérison psychique. Dans ce procès, si de tels sentiments sont éprouvés, c’est probablement parce que les attentes nourries étaient démesurées ou inadéquates. J’espère que les parties civiles ont été bien préparées. De plus, le verdict a été rendu par la Cour et les parties civiles semblent satisfaites. La fixation des peines ne devrait pas changer pas grand-chose pour elles puisque les auteurs principaux, Abdeslam et Abrini, sont déjà condamnés à perpétuité par le tribunal de Paris.
En ce qui concerne les avocats/magistrats, à quel type de fatigue, voire de traumatisme, peuvent-ils être exposés ?
Les avocats et les juges, sans oublier les greffiers, ne peuvent être qu’épuisés après ces mois vécus à un rythme intense. Des mois de marathon qui se sont achevés par un sprint, celui de la délibération. 18 jours sans le moindre contact avec l’extérieur, c’est très éreintant sur le plan psychologique, tant pour les jurés que pour les avocats et les magistrats… C’est vrai aussi pour les familles ; elles aussi ont trinqué. Il faudra du temps pour récupérer. Pour tous, c’est le moment de la décompression.
Contrairement au jury populaire, les avocats et les magistrats ont l’habitude des affaires sordides et sont moins à risque de présenter des symptômes traumatiques que les jurés. Ils ont développé des mécanismes de défense, comme, par exemple, l’humour. Mais évidemment, personne n’est complètement à l’abri de la souffrance psychique ; un avocat ou un juge peut, par exemple, être touché par un élément de l’affaire qui le renvoie à un épisode douloureux de sa propre histoire.
À force d’être confronté à la souffrance des victimes, ils peuvent aussi, avec le temps, développer une souffrance psychologique qu’on appelle la traumatisation vicariante. Le traumatisme vicariant est marqué par une modification de la vision de soi et du monde : perte du sentiment de sécurité et de confiance, perte de la capacité à être en connexion avec les autres, désespoir, cynisme, désillusion, perte de l’estime de soi, négativité, tendance au blâme et identification aux victimes. Cette souffrance peut ne pas être très intense et peut passer pour de la lassitude et du pessimisme. Cela n’arrive généralement pas en début de carrière puisque cette souffrance résulte d’une confrontation répétée à la souffrance d’autrui. Une expérience comme celle que les magistrats et les avocats viennent de vivre durant ce procès peut toutefois précipiter une traumatisation vicariante.
Ce procès, par sa durée, est tout à fait inédit. Surcharge de travail, émotions intenses, tensions, frustrations, conflit… Il est difficile de prédire, aujourd’hui, quel impact cette épreuve aura à moyen et à long terme sur la santé mentale des avocats, des magistrats et des greffiers. Burnout ? Traumatisme ? Traumatisation vicariante ? Seul l’avenir nous le dira. Je pense par contre qu’on peut dire sans risque de se tromper que cette affaire restera une des plus marquantes, si pas la plus marquante, de la carrière de ces juges, magistrats et greffiers.
Enfin, le procès des attentats de Paris nous a-t-il appris certaines choses sur l’état psychologique de toutes ces personnes ?
En ce qui concerne la France, pour les jurés, les leçons ont été tirée en 1986 et les attentats pour terrorisme sont depuis jugés par une Cour d’assises spécialement composée, constituée exclusivement de magistrats professionnels. Jusqu’en 1986, les crimes de terrorisme étaient jugés par une cour d’assises normale. Suite aux menaces proférées à l’encontre des magistrats et des jurés par les membres d’Action Directe lors de leur jugement à Paris en décembre 1986, les jurés ont refusé de continuer à siéger et ont posé leur démission. Suite à cet incident, les compétences de la Cour spéciale, créée en 1982, ont été élargies aux crimes terroristes.
[1] Actuellement, ils ne peuvent pas s’exprimer puisque les peines n’ont pas encore été prononcées.