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Le procès des attentats de Paris, vers une évolution de la justice pénale ?

Évolution de la place des victimes dans l’Histoire de la justice

La place des victimes dans le système de la justice criminelle a évolué tout au long de l’Histoire. Longtemps, la victime a joué un rôle important, tant dans la répression de l’inculpé que dans la réparation des préjudices subis. Cet âge d’or de la victime, qui voit ses droits à leur apogée, s’est poursuivi jusqu’au Moyen-âge. Il a pris fin avec la monopolisation de la peine par l’État (Schafer, 1968 ; Viau, 1997).

Au XIVe siècle, en France, l’émergence de la justice exercée au nom du Roi a entraîné le déclin des droits des victimes. En effet, avec la constitution de l’État, le souverain s’est arrogé le monopole de la poursuite pénale décidant des sanctions infligées à l’auteur des faits et des dommages accordés à la victime. L’État s’est substitué à la victime dans son rôle d’offensée et l’a ainsi exclue de son propre procès. Le délit et le crime n’ont plus été considérés comme un préjudice porté à la victime, mais comme une attaque contre l’autorité garante de l’ordre et comme une perturbation de la société. Dans cette optique, les décisions de justice sont prises davantage dans l’intérêt de l’État et de la communauté que dans celui de la victime (Alline, 2001).

Le côté civil, à savoir la place de la victime, a cédé la place au pénal. La justice s’est focalisée sur la culpabilité de l’accusé. Elle est devenue « retributive », centrée sur l’attribution d’une sanction aux personnes coupables d’une infraction à la loi. La victime ne joue plus qu’un rôle secondaire. Elle ne participe plus à son procès pénal qu’en tant que simple « partie civile ». Elle est réduite au rôle de témoin à charge contre l’accusé qui, une fois condamné, doit payer sa dette envers la société, et non envers elle.

Toutefois, depuis quelques décennies, les droits des victimes font l’objet d’une attention grandissante et la victime tend de plus en plus à être considérée comme un acteur actif dans l’œuvre de la justice pénale.

Procès des attentats et parole des victimes

Dans le procès des attentats terroristes du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis, la place octroyée aux victimes a été exceptionnelle. Des prérogatives inédites leur ont été accordées. Pendant plus de six semaines, 399 d’entre elles sont venues déposer librement devant la Cour d’assises spécialement composée[1]. Caroline, dont le mari a trouvé la mort au Bataclan, explique l’importance de cette parole donnée aux victimes : « Il y avait quelque chose qui était compliqué pour moi de me dire que j’avais un lien avec ce procès, comme si c’était un sujet qui, à la limite, ne me concernait pas, comme si ce n’était pas vraiment notre histoire, c’était une histoire d’avocats, une histoire de juge. Mais quand on m’a dit « Tu peux témoigner », je me suis dit intérieurement : « Tu dois témoigner ». Et donc en fait, il y a eu pour moi une bascule quand j’ai appris que je pouvais témoigner. C’est une immense chance qu’on soit dans un pays qui, quand il y a quelque chose de grave qui se passe, il y a quelque chose d’important qui répond. »

Devant la Cour de Paris, les victimes ont pu expliquer les faits, exprimer leurs attentes, interpeller les accusés, mais aussi décrire leur souffrance et dépeindre les répercussions négatives des dommages subis pour elles-mêmes et pour leur entourage. Elles n’ont pas été entendues comme de simples témoins susceptibles de fournir des précisions sur les faits, ni comme les bénéficiaires potentiels de réparations administratives[2] ; elles ont été écoutées dans leur douleur, dans leur souffrance. Bien que la Cour n’avait pas pour mission d’évaluer les préjudices des victimes, elle n’a pas interrompu leurs témoignages poignants. Les avocats de la défense s’en sont également gardés. Par cette parole accueillie, les victimes se sont senties reconnues, une reconnaissance sans rapport avec une indemnisation quelconque ou avec le poids de la peine à infliger aux inculpés. Caroline en fait part : « Je me suis rendu compte de la solennité de cette étape de la justice dans tout ce qu’elle a de plus grand, et dans cette solennité, une forme très, très forte de reconnaissance de ce qui s’est passé. Et ça, franchement, je ne l’avais pas anticipé. Le procès, c’est un moment où la société pose les choses en montrant ou en disant à quel point c’était grave ce qui s’est passé. Cet aspect de la reconnaissance, pour moi, ça, c’est la chose la plus importante. »

Différents experts, sociologues, psychiatres, islamologues, etc., se sont succédés à la barre. Leur déposition n’avait pas pour but d’apporter à la Cour des éléments de preuve, mais de fournir aux victimes un éclairage nouveau sur les faits aux sources de leur infortune.

Tout aussi inhabituel dans un procès pénal, un soutien psychologique a été mis en place par l’association Paris aide aux victimes pour les parties civiles participant aux audiences et par téléphone pour celles suivant le procès par la webradio.

Processus réparateur, élément d’une justice transitionnelle et d’une justice restaurative

La participation des victimes et des experts dans ce procès d’exception participe au processus réparateur et n’est pas sans rappeler la justice transitionnelle, développée depuis les années 1980, après des violences politiques de masse, dictature ou guerre civile. La place accordée à leur parole s’est même révélée plus importante qu’elle ne l’est généralement devant les tribunaux internationaux compétents à juger les crimes de masse. L’ONU définit la justice transitionnelle comme « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation »[3]. En promouvant la justice, la reconnaissance des victimes et la commémoration des violations passées, la justice transitionnelle se donne pour objectif d’accroître les chances de la société de revenir à un fonctionnement pacifié et démocratique. Cette justice répond à quatre principes : l’obligation faite aux États d’enquêter sur les auteurs supposés de violations manifestes des droits de l’homme et du droit humanitaire international et de les poursuivre ; le droit de connaître la vérité sur les violations passées et sur le sort des personnes disparues ; le droit, pour les victimes de violations manifestes des droits de l’homme et du droit humanitaire, d’obtenir réparation ; l’obligation faite aux États d’empêcher, par différentes mesures, que pareilles atrocités ne se répètent à l’avenir.

Au fil des semaines du procès, soumis aux multiples témoignages poignants des victimes, certains accusés se sont réhumanisés. Caroline rapporte : « Il y avait toute l’humanité de ce procès, tous les gens, les psychologues, les policiers, les gendarmes, les pompiers, les avocats, les associations, les victimes entre elles. Et quand on est face à quelque chose qui ramène à l’essentiel, la vie et la mort, et qu’on partage cette histoire commune, on ressent très, très fort cette humanité entre nous. Et donc, il y a ces deux réalités-là, la déshumanisation d’un côté et l’humanité de l’autre. Et je pense que certains accusés n’ont pas pu ne pas ressentir ce qui était là, tous les jours, autour d’eux. Dans ce box des accusés, je pense qu’il y a des accusés qui percevaient ce lien très fort entre les gens. Et donc je pense que, forcément, il y en a qui ont peut-être pu aller explorer un peu d’humanité à travers ce qui a été renvoyé. »[4] Par empathie pour Nadia, dont la fille a été tuée sur la terrasse du café restaurant La Belle équipe, Sofien Ayari est sorti du silence dans lequel qui s’était muré. Cette mère explique : « Contre toute attente, ma déposition avait touché beaucoup de monde. Et, quatre mois plus tard, je vivrai un autre moment très fort « un moment rare dans un procès d’assises » me dira-t-on. L’un des accusés (Sofien Ayari) qui s’était enfermé dans le mutisme faisant jouer son droit au silence, décide de parler, car il a « été touché par cette femme qui a perdu sa fille sur une terrasse. Elle ressemble à ma mère, elle veut savoir ce qui s’est passé dans nos têtes, je ne pourrai pas lui ramener sa fille, mais je lui dois ça… ». Salah Abdeslam, lui aussi, après six ans de mutisme, s’est mis à parler au procès et fini par présenter ses excuses aux victimes. Des relations se sont également nouées entre des parties civiles et les accusés comparaissant librement. Des ponts se sont ainsi construits entre parties civiles et accusés au cours du procès.

Même si ce procès s’est inscrit, par des nombreux aspects, dans une procédure pénale classique, il en a néanmoins élargi la perspective. La justice ne s’est pas voulue uniquement rétributive, semble-t-il ; elle a accordé une place au processus de restauration. L’expression libre des victimes et la formulation de regrets et d’excuses de la part des accusés ne sont pas sans évoquer le paradigme de la justice restaurative. La Justice restaurative, également nommée justice réparatrice ou restauratrice, consiste à offrir un espace de dialogue à toutes les personnes concernées par une infraction « afin de négocier, ensemble, par une participation active, en la présence et sous le contrôle d’un « tiers justice» et avec l’accompagnement éventuel d’un «tiers psychologique et/ou social», les solutions les meilleures pour chacun, de nature à conduire, par la responsabilisation des acteurs, à la réparation de tous afin de restaurer, plus globalement, l’harmonie sociale. » (Cario, 2014)

Il serait abusif de prétendre que ce procès relève de la justice restaurative. Pour ne donner qu’un exemple, la condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité incompressible dont Salah Abdeslam a écopé avorte toute possibilité de réhabilitation, ce qui est incompatible avec la justice restaurative.

On ne peut qu’espérer que des leçons seront tirées de l’évolution constatée au cours de ce procès telles que l’importance d’accorder une place à la parole des victimes et de favoriser un contexte propre à la formulation d’excuse.

Evelyne Josse, septembre 2022

Chargée de cours à l’Université de Lorraine (Metz)

Psychologue, psychothérapeute (EMDR, hypnose, thérapie brève), psychotraumatologue

Mots-clés

Déshumanisation, réhumanisation, justice transitionnelle, justice de transition, justice restaurative, justice restauratrice, justice rétributive

Bibliographie

Allinne, J. P. (2001). « Les victimes : des oubliées de l’histoire du droit ? » Dans : R. Cario et D. Salas (dir.). Œuvre de justice et victimes, vol. 1. Paris, L’Harmattan, p. 25-58.

Cario R. (2014). Justice restaurative : principes et promesses. Les Cahiers Dynamiques 2014/1 (n° 59), pages 24 à 31

Josse E. (2022) Victimes et auteurs d’actes terroristes, déshumanisation et ré-humanisation au cours des procès https://www.resilience-psy.com/victimes-et-auteurs-dacte-terroristes-deshumanisation-et-re-humanisation-au-cours-des-proces/.

Schafer S., “Victimology. The Victim and his Criminal”, Reston, Reston Publishing Co., 1977 Viau, L. (1996), « Victimes des ambitions royales », Thémis, vol. 30, no 1. En ligne : http://www.themis.umontreal.ca/revue/rjtvol3onumi/viau.pdf


[1] La Cour d’assises spéciale, ou spécialement composée, est composée de magistrats professionnels alors que la Cour d’assises normale est composée d’un jury populaire. Elle est compétente pour statuer sur les crimes commis en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants en bande organisée.

[2] Ce rôle est assumé au Fonds de garantie des victimes.

[3] « Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit » (S/2004/616), par. 8.

[4] Pour une compréhension des processus de ré-humanisation pendant le procès, nous renvoyons le lecteur intéressé à l’article Josse E. (2022) Victimes et auteurs d’actes terroristes, déshumanisation et ré-humanisation au cours des procès https://www.resilience-psy.com/victimes-et-auteurs-dacte-terroristes-deshumanisation-et-re-humanisation-au-cours-des-proces/