On entend parfois parler, lorsqu’il s’agit d’attentat, de traumatisme collectif. C’est quoi exactement un traumatisme collectif ?
On parle de traumatisme collectif lorsqu’un événement a menacé la sécurité d’une communauté dans son ensemble. La violence meurtrière d’un attentat terroriste tel que celui du 11 septembre remet spécifiquement en cause les valeurs du vivre-ensemble. Dans le but d’établir une société organisée, les communautés humaines établissent des conventions et de lois garantissant leur perpétuation en tant que groupe social. Dans les actes terroristes, la mort, les blessures, la souffrance et les dégâts sont occasionnés délibérément par un tiers malveillant. Les règles de base régissant l’humanité sont ainsi transgressées et les valeurs essentielles de l’existence telles la sécurité, la paix, le bien, la bonté, le respect de la vie, la solidarité, la morale, la justice et le sens des choses sont remises en question. Dès lors, les attentats terroristes suscitent une interrogation sur la nature humaine, sur le vivre-ensemble, sur les valeurs d’une société et sur son identité, sur la sécurité personnelle et sur celle du groupe communautaire, sur les choix politiques, sur la religion, etc. Lorsqu’un drame frappe nos semblables, nous nous sentons atteints dans notre appartenance au groupe social et à la communauté humaine. Dans les attentats du 11 septembre, la société humaine à laquelle nous appartenons a été agressée, nous avons été touchés en tant que citoyen du monde, notre Moi communautaire a été blessé, et ce, quelle que soit notre propre souffrance personnelle ou notre degré d’exposition dans les attentats. Si, individuellement, nous n’avons pas vécu un trauma au sens strict du terme, nous avons toutefois vécu, tous ensemble et en même temps, quelque chose de l’ordre du trauma.
Lorsqu’on pose la question, il semble que tout le monde se souvienne de ce qu’il faisait le 11 septembre 2.001. Qu’est ce qui explique selon vous qu’on se souvienne de ce jour-là ? Est-ce que notre mémoire traite le souvenir d’un événement traumatique de la même manière que nos autres souvenirs ?
Oui, en effet, de nombreuses personnes se souviennent de ce qu’elles faisaient, d’où elles se trouvaient et de ce qu’elles ont éprouvé au moment où elles ont appris que des attentats avaient frappé l’Amérique. En anglais, on parle de flashbulb memories, que l’on traduit généralement par souvenirs flash. Ces souvenirs sont souvent très détaillés et exceptionnellement vivants.
Pourquoi se souvient-on de ce jour-là plus que de la veille ? C’est la surprise et l’émotion qui font qu’on se souvient mieux et plus durablement. Les souvenirs les plus vivants et les plus pérennes concernent les événements empreints d’émotions fortes comme la stupeur, la peur ou l’horreur.
Non, notre cerveau ne traite pas les événements hautement émotionnels, voire traumatiques, de la même manière que les événements banals. Il existe dans notre cerveau un système inné qui traite les expériences que nous vivons ; on pourrait dire qui les digère. Toute nouvelle expérience est automatiquement triée et reliée à celles déjà conservées dans notre mémoire. Ainsi mises en lien avec ce que nous savons déjà, nous pouvons lui donner sens. Mais lorsqu’une personne est confrontée à un événement violent, elle produit des hormones de stress et un déséquilibre se produit dans son système nerveux. Le cerveau ne peut pas traiter correctement les informations liées à cet événement. Il ne parvient pas à les digérer. Du coup, le souvenir de l’événement est maintenu dans son état brut et perturbant. Les images, les sons, les sensations physiques, les émotions, les pensées, les idées présents au moment de l’événement restent figés dans le temps, coincés dans une mémoire à part.
Nos souvenirs de ce jour semblent intacts, mais est-ce vraiment le cas selon vous ?
Certainement pas, du moins pour la plupart d’entre nous, et quoi nous puissions croire. Les souvenirs ne sont pas infaillibles. Contrairement à la conviction largement répandue, nos souvenirs ne sont pas souvent conformes à la réalité. Nos souvenirs ne sont pas le contenu fidèlement consigné de nos expériences. Notre mémoire est un processus dynamique. Elle ne se contente pas de stocker les souvenirs et de les restituer tels quels. Elle les construit puis les transforme. Ainsi, à notre insu, des biais affectent notre mémoire. Elle simplifie les souvenirs en élisant de nombreux détails, elle majore l’importance accordée à d’autres et elle structure le tout en un ensemble cohérent qui leur donne sens. Ces « erreurs » de mémoire sont souvent insignifiantes et généralement sans conséquence importante dans la vie de tous les jours. Si les faits ou d’autres témoins ne contredisent pas les souvenirs, il est généralement difficile d’établir l’inexactitude d’une remémoration erronée. Le fait que nous nous rappelions d’un événement avec émotion, de manière précise et avec moult détails ne signifie pas qu’il s’est réellement déroulé tel que nous nous en souvenons ! Nous sommes généralement extrêmement assurés de l’authenticité de nos souvenirs, qu’ils soient fidèles ou non à la réalité. Mais cette confiance extrême en notre mémoire n’est toutefois pas un indice de son exactitude. Les neuroscientifiques ont prouvé qu’il est possible de créer de faux souvenirs chez des sujets par la simple exposition à des informations erronées. Ces sujets d’expériences de faux souvenirs induits se montrent incrédules lorsque les chercheurs leur annoncent qu’ils ont été dupés ; certains se fâchent affirmant qu’ils savent mieux que quiconque ce qu’ils ont vécu. Et bien sûr, si nos souvenirs peuvent être altérés par des fausses informations, ils peuvent l’être aussi par des informations exactes. Les informations médiatiques, par exemple, peuvent modifier nos souvenirs, parfois de façon spectaculaire, sans que nous en soyons conscients. Les journaux télévisés et les nombreuses éditions spéciales ont certainement joué un rôle important dans notre perception et nos souvenirs de cet événement. Le terme de flashbulb memories, de souvenirs flash, évoque la brièveté et rappelle l’instantané d’une photographie. Les souvenirs flash sont loin d’être complets, et nous les complétons avec les informations que nous glanons via les médias et notre entourage. La crédibilité d’un souvenir et la sincérité d’une personne n’attestent donc pas de la véracité des faits. Et cela est vrai pour le 11 septembre. Les recherches menées aux Etats-Unis ont montré que l’exactitude des souvenirs des attentats s’érode d’année en année, comme ce fût le cas pour d’autres événements comme l’attentat du président Kennedy ou l’explosion de la navette spatiale américaine Challenger. Après trois ans, moins de la moitié des personnes se souviennent avec exactitude des attentats du 11 septembre. En revanche, les souvenirs flashs persistent dans le temps. Nous nous souvenons très bien du cœur de l’événement, de son intensité émotionnelle et de son impact sur nous, même si nous en avons modifié les détails.
Qu’est ce qui fait que certaines personnes ont été réellement terrorisées, paralysées, par l’évènement et que d’autres l’ont digéré beaucoup plus vite ? Nous ne sommes pas tous égaux face à ce genre de traumatisme (si l’on peut parler de traumatisme) ?
Non, nous ne sommes pas tous égaux face aux événements. Bien entendu, plus les personnes ont été personnellement touchées par les attentats du 11 septembre, plus le risque qu’elles développent des symptômes traumatiques est important. Je pense, par exemple, à celles dont un membre de l’entourage résidait ou était en voyage aux Etats-Unis au moment des faits.
En ce qui nous concerne, nous, Européens, qui ne connaissions ni victime ni témoin, nous avons tous été bouleversés par ces attentats les plus meurtriers de l’Histoire. Nous étions sous le choc. Nous avons été surpris, saisis d’effroi, pétrifiés d’horreur et déroutés par l’incompréhension. Simultanément, nous avons débordé d’empathie pour les blessés, les personnes dont la vie a été fauchée brusquement, les familles des défunts, etc. Et nous avons aussi éprouvé un sentiment d’insécurité. Mais dans un second temps, quelques jours après le drame et dans les semaines suivantes, la plupart d’entre nous a recouvré son calme.
Certaines personnes ont néanmoins continué à éprouver une peur intense et à avoir des cauchemars alors qu’elles n’ont pas vécu ces attentats éloignés géographiquement. C’est vrai pour les personnes souffrant d’un trouble anxieux, évitantes, émotives, peu sociables. Elles sont prédisposées à développer des troubles psychologiques en situation difficile.
Les personnes qui ont déjà vécu un traumatisme réagissent également souvent de façon exacerbée. Les agressions, les accidents, etc., mais aussi les événements douloureux, tels que les deuils, les séparations, la maladie grave, la perte d’emploi, les difficultés financières, etc., conditionnent partiellement les forces et la vulnérabilité psychique des individus face aux situations difficiles. C’est particulièrement vrai pour celle et ceux qui ont vécu des traumatismes répétés dans l’enfance, tels que violences physiques ou sexuelles. Les attentats peuvent réactiver leur traumatisme. On sait aujourd’hui que la maltraitance a un impact sur l’expression d’un gène, le NR3C1, qui permet de réguler le stress. Chez les adolescents et les adultes maltraités dans l’enfance, ce gène s’exprime peu, ce qui explique leurs réactions de stress permanentes et aigues. C’est comme s’ils avaient internalisé l’insécurité.
L’âge auquel survient les attentats dans la vie du sujet est aussi un facteur important. L’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte sont les périodes les plus sensibles. Les études montrent que les attentats du 11 septembre ont particulièrement marqué les jeunes qui avaient entre 10 et 24 ans au moment des faits. Vingt ans plus tard, ils manifestent un sentiment de peur plus marqué que les autres catégories d’âge.
Les personnes qui ont regardé en boucle les images à la télévision ont également un risque accru d’être impactées par les attentats. Ces images laissent des empreintes particulières dans le cerveau. Ce ne sont pas seulement des images qui s’impriment, mais également la charge émotionnelle négative qui leur est associée : l’horreur, l’effroi, la colère, l’impuissance, etc. Ce film intérieur est « actif » ; il possède un potentiel traumatique. Il constitue une sorte de souvenir pour le spectateur qui finit par partager l’insécurité des victimes directes.