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Jury populaire dans un procès d’assises pour terrorisme, quels risques psychiques pour les jurés ?

Introduction

Le procès de Paris s’est clôturé, celui de Nice a démarré, celui de Bruxelles commence.

Tout comme le sont actuellement les inculpés des attentats de Nice, ceux des attentats de Paris et de Saint-Denis ont été jugés par la Cour d’assises spéciale de Paris, ou Cour spécialement composée, constituée exclusivement de magistrats professionnels. Jusqu’en 1986, les crimes de terrorisme étaient jugés par une cour d’assises normale. Suite aux menaces proférées à l’encontre des magistrats et des jurés par les membres d’Action Directe lors de leur jugement à Paris en décembre 1986, les jurés ont refusé de continuer à siéger et ont posé leur démission. Suite à cet incident, les compétences de la Cour spéciale, créée en 1982, ont été élargies aux crimes terroristes.

En Belgique, les attentats de Bruxelles sont jugés par une Cour d’assise normale, composée d’un jury populaire.

La situation singulière de juré, les témoignages des parties civiles, le mutisme des accusés et leurs déclarations peuvent-ils avoir des retentissements sur le psychisme des jurés ?

Sans risque de se tromper, on peut affirmer que cette expérience sera marquante pour tous et pour certains, traumatisantes. Les risques psychologiques inhérents à la Cour d’assises sont amplifiés par l’ampleur des événements jugés et par la durée du procès[1].

La situation de juré, source de souffrance

Des émotions réprimées

Les jurés sont engagés dans le procès jusqu’à son terme. Ils ne peuvent se dérober à la situation, sauf à se faire récuser. Durant ces longs mois, ils sont amenés à éprouver intensément un large éventail d’émotions et de sentiments : compassion, pitié, désir de vengeance, colère, haine, angoisse, sentiment d’horreur, d’impuissance et d’insécurité, incrédulité, etc. Mais ces émotions, les jurés sont contraints de les réprimer. Elles ne peuvent être partagées publiquement et doivent rester invisibles pour autrui, magistrats, accusés et parties civiles. Il leur est également interdit de les verbaliser durant l’audience. Malgré les émotions qui les agitent, les jurés doivent garder la tête froide pour faire preuve de discernement dans le jugement qu’ils portent sur les faits et sur les inculpés. La souffrance et les difficultés qu’ils ressentent n’ont aucun d’exutoire. Le soir, de retour à la vie civile, certains s’épanchent auprès de leurs proches, d’autres continuent à se taire. Mais qu’ils parlent ou non, ils peuvent éprouver un grand sentiment de solitude. Ils peuvent avoir l’impression que leur entourage ne comprend pas ce qu’ils vivent durant les journées d’audience, qu’ils sont effrayés par les témoignages racontés ou pire, qu’ils ne s’en préoccupent pas. Ils peuvent aussi être frustrés de ne pas pouvoir traduire l’intensité de leur expérience. Ce sentiment de porter seul le fardeau du procès peut causer détresse, anxiété, des troubles du sommeil et somatisations.

La difficulté de juger

Les jurés ressentent généralement un sentiment d’incompétence par rapport à la lourde tâche qui leur échoit : exercer l’effrayant pouvoir de juger autrui. Tantôt influencés par les parties civiles tantôt par la défense, ils peuvent avoir des difficultés à démêler l’écheveau de la situation criminelle et à évaluer le rôle joué par les inculpés. L’embrouillamini causé par les contradictions, les avis et les contre-avis des experts, les discours ou le silence des accusés ainsi que par les visions contradictoires entre jurés peut être source d’intenses conflits internes. Les jurés cherchent la vérité, mais la vérité leur échappe souvent et lorsqu’ils la saisissent, rien ne leur garantit qu’elle corresponde à la réalité. Durant le délibéré, les tensions atteignent leur paroxysme : ils sont taraudés par la peur de mal juger de la culpabilité ou de la proportionnalité de la faute et de la peine, et ce, d’autant plus si les jurés ne partagent pas une vision commune.

La large médiatisation des attentats depuis plus de six ans, du récent procès de Paris et du procès actuel constituera probablement une difficulté supplémentaire pour les jurés. Ils auront à se distancier de la pression de l’opinion publique et de ce qu’ils croient savoir des faits et des accusés.

Des jurés en souffrance au contact des victimes

On peut se représenter le traumatisme comme un tremblement de terre dont l’attentat terroriste constitue l’épicentre. Les ondes de choc bouleversent progressivement l’entourage des victimes ainsi que les intervenants qu’elle rencontre. Les jurés se trouvent brusquement précipités dans le cercle de l’onde de choc.

La confrontation aux éléments du dossier

Certes, les jurés n’étaient pas présents au moment des attentats, mais les bandes sonores, les vidéos, les photos ou bien encore les détails nécessaires, mais sordides, fournis par les experts, les projetteront très certainement à l’aéroport de Zaventem et dans le métro à la station Maelbeek dans le chaos du 22 mars 2016. Ces situations leur feront éprouver des émotions intenses qui risquent d’engendrer une surcharge émotionnelle à l’origine d’une souffrance appelée stress traumatique secondaire. Ce trouble se manifeste essentiellement par un tableau clinique de type psychotraumatique proche de celui manifesté par les victimes directes : souvenirs répétitifs et envahissants à l’état de veille suivis, dans le sommeil, de cauchemars replongeant dans la vision des corps sans vie, déchiquetés, des blessés hagards et affolés, reviviscences de l’attentat vécu par les victimes tel que le juré l’a vu ou imaginé, évitements de tout ce qui évoque les événements meurtriers, hyperactivité neurovégétative se manifestant par de la tachycardie, des palpitations cardiaques, des oppressions respiratoires, des troubles du sommeil, des difficultés de concentration, de l’hypervigilance, des états d’alerte, des réactions excessives de sursaut, etc. À ces symptômes, s’ajoutent des sentiments d’impuissance et un effondrement des croyances de base concernant les valeurs essentielles de l’existence, telles que la sécurité, la paix, la bonté, la solidarité, la justice, la morale, la vie, le sens des choses, la religion, etc. À ce tableau clinique peut s’adjoindre un trouble anxieux ou un état dépressif.

L’impact des témoignages des victimes sur les jurés

En écoutant les parties civiles en détresse, les jurés sont confrontés à la souffrance mystérieuse des victimes, à leurs témoignages poignants ou à leur pesant silence. Ces situations, qui leur font éprouver des émotions intenses, peuvent induire chez eux une souffrance psychologique, plus ou moins intense et plus ou moins tardive, appelée traumatisation vicariante ou traumatisme vicariant.

En 1988, Miller, Stiff et Ellis définissent le concept de contagion émotionnelle. Selon ces auteurs, il s’agit du processus affectif par lequel un individu observant l’expérience émotionnelle d’une autre personne répond de manière parallèle aux réponses actuelles ou anticipées de la personne en souffrance (Miller, Ellis, 1988).

En 1990, McCann et Pearlman définissent une notion similaire, celle de la traumatisation vicariante, qu’ils entendent comme les changements profonds subis par le professionnel qui établit des rapports d’empathie avec les survivants de traumatisme et est exposé à leurs expériences (McCann, Pearlman, 1990). Le terme « vicariant », issu du latin « vicarius », signifie « qui prend la place d’un autre », désigne un organe ou une fonction qui joue le rôle d’un autre organe ou d’une autre fonction déficients. Par extension, il désigne ce qui est acquis ou appris par observation. Quelques années plus tard, Saakvitne et Pearlman précisent que la traumatisation vicariante entraîne des changements cumulatifs qui surviennent chez le professionnel intervenant auprès de survivants d’incidents traumatiques (Pearlman, Saakvitne, 1995). Pour résumer, nous proposons la définition suivante : on entend par traumatisme vicariant les changements profonds et cumulatifs présentés par un sujet en contact avec des personnes en détresse et résultant de la surcharge émotionnelle induite par empathie ou sympathie.

Le traumatisme vicariant est marqué par une modification de la vision de soi et du monde : perte du sentiment de sécurité et de confiance, perte de la capacité à être en connexion avec les autres, désespoir, cynisme, désillusion, perte de l’estime de soi, négativité, tendance au blâme et identification aux victimes.

Les recherches sur les neurones miroirs donnent des clés de compréhension au phénomène de contagion émotionnelle et de traumatisation vicariante. Les premières études ont démontré que ces neurones s’activent non seulement lorsque nous exécutons une action, mais également lorsque nous observons une autre personne l’exécuter. Depuis, la recherche a prouvé que ce système ne se limite pas aux aires cérébrales liées à notre système moteur. Il concerne également nos représentations viscéro-motrices et somato-sensorielles. Nous comprenons donc les émotions et la douleur d’autrui « par le biais des stimulations corporelles produites par un état du corps partagé » (Gallese, 2005). Notre système miroir s’active lorsque nous voyons, ou même lorsque nous écoutons, une joie, une peur, une colère ou une douleur (Gallese, 2011). Le système des neurones miroirs joue ainsi un rôle important dans l’apprentissage, l’imitation et l’empathie.

Face aux émotions violentes, le risque existe pour les jurés de glisser de l’empathie à la compassion et à la commisération. Ce faisant, ils entrent en résonance avec le vécu de celles et de ceux qu’ils écoutent. Dès lors, ils ne sont plus seulement conscients des émotions des victimes, mais ils en sont atteints. Ils reproduisent ces émotions sans mesure, qui ne sont pas les leurs, mais celles d’autrui. Plus le degré d’exposition aux personnes en détresse est important, plus ils risquent de partager leur insécurité, leur tristesse, leur colère, etc. Les récentes études sur la théorie polyvagale peuvent apporter un éclairage intéressant pour expliquer ce phénomène. Notre système nerveux reçoit constamment des informations sensorielles provenant de l’environnement extérieur et de l’intérieur de notre corps. En traitant ces informations, notre système nerveux évalue continuellement les risques. Le Dr Porges, professeur de psychiatrie et directeur du Brain-Body Center à l’université de l’Illinois à Chicago, a inventé le terme de neuroception pour décrire la manière dont les circuits neuronaux décryptent si des situations ou des personnes sont sûres ou dangereuses. La neuroception se distingue de la perception par le fait qu’elle est subconsciente et n’implique donc pas de prise de conscience. Les personnes en souffrance expriment des signes de souffrance à travers leurs expressions faciales et le ton de leur voix, donc de danger, captés inconsciemment par les personnes à son contact qui peuvent dès lors partager leur insécurité.

Les témoignages poignants d’événements traumatiques sont porteurs de paroles « actives » possédant un potentiel traumatique. Ces récits ont la capacité de transmettre à ceux qui les entendent des émotions fortes telles que l’horreur, la peur, la terreur, l’angoisse, l’impuissance, la colère, les sentiments de culpabilité, etc. Ceux-ci sont mémorisés avec leur charge émotionnelle sous forme de films intérieurs qui constituent des pseudo-souvenirs pour les jurés. Et ces pseudo-souvenirs sont actifs, tout comme le sont les vrais souvenirs, car les structures sous-corticales[2] de notre cerveau ne discriminent pas ce que nous avons vraiment vécu de ce que nous avons seulement imaginé.

La particularité des attentats terroristes est qu’ils auraient pu toucher tout un chacun. L’identification aux victimes, présente dans de nombreux procès d’assises, est ici renforcée et constitue un facteur important de la traumatisation possible des jurés. Il est difficile pour les jurés de prendre de la distance. Inévitablement, certains se disent : « Cela aurait pu être moi, cela aurait pu être ma fille, mon conjoint »

Des jurés en souffrance au contact des accusés

Si les jurés peuvent s’identifier aux victimes, ils peuvent également éprouver de l’empathie envers les accusés au point d’oublier transitoirement la réalité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont commis. L’identification est également possible : « Les inculpés sont jeunes, ce sont des gamins, ils ont l’âge de mes enfants, cela aurait pu être mon fils ».

Confrontés à la complexité de la nature humaine, l’évidence manichéenne simplificatrice du bien et du mal s’effrite. Malgré les actes commis, parfois horribles, les jurés découvrent l’humanité des accusés. Ce ne sont pas des monstres qu’ils jugent, mais des hommes ayant commis des crimes. Les émotions des inculpés, leurs aveux, leurs regrets et leurs excuses, s’ils sont perçus comme sincères, accroissent l’empathie à leur égard et incitent à davantage de clémence. A contrario, leur morgue, leurs provocations, leurs mensonges, leurs manipulations, leurs contradictions ou leur mutisme peuvent être source de colère et susciter des désirs de vengeance. L’inévitable bouillonnement d’émotion risque d’affecter leur discernement, et ce, malgré le rôle essentiel joué par le président.

La tension émotionnelle au contact des victimes et des accusés, une vérité insaisissable, autant de facteurs qui font craindre aux jurés de se fourvoyer et d’être responsables d’une peine injuste, trop sévère ou trop laxiste.


[1] Qu’on ne se méprenne pas. Nous ne sommes pas juriste et nous ne plaidons pas pour l’abolition de la Cour d’assises avec jury populaire. Les risques psychologiques ne peuvent à eux seuls servir d’argument pour se positionner contre la Cour d’assises. Rappelons que les jurés ne sont pas les seuls exposés au traumatisme des victimes. Pensons, par exemple, aux avocats qui recueillent le témoignage de leurs clients ou bien encore aux interprètes qui traduisent les migrants traumatisés.

[2] On entend par structures sous-corticales les régions du cerveau situées anatomiquement en dessous de la couche de cortex cérébral, et notamment, le système limbique, que l’on nomme souvent le cerveau émotionnel.

Evelyne Josse, septembre 2022

Chargée de cours à l’Université de Lorraine (Metz)

Psychologue, psychothérapeute (EMDR, hypnose, thérapie brève), psychotraumatologue

http://www.resilience-psy.com

Mots-clés

Cour d’assises spéciale, Cour d’assises spécialement composée, jury populaire, juré, procès, attentats terroristes

Bibliographie

Durif-Varembont J.-P. (2007). La souffrance psychique des jurés de cour d’assises et les modalités de son traitement. Bulletin de psychologie 2007/5 (Numéro 491), pages 441 à 446

Gallese V. (2011). Chapitre 2. La simulation incarnée et son rôle dans l’intersubjectivité, in Les paradoxes de l’empathie. Philosophie, psychanalyse, sciences sociales. P. Attigui, A. Cukier., CNRS Editions. https://books.openedition.org/editionscnrs/17193?lang=fr

Gallese V. (2005): Embodied simulation: from neurons to phenomenal experience. Phenom Cogn Sci 4, 23–48 (2005). https://doi.org/10.1007/s11097-005-4737-z

McCann I. L., Pearlman L. A. (1990). Vicarious traumatization: A framework for understanding the psychological effects of working with victims. Journal of Traumatic Stress, 3:2, 131-149

Miller K. I., Stiff J. B., Ellis B. H. (1988). Communication and empathy as precursors to burnout among human service workers. Communication Monographs, 55(9), 336-341

Pearlman L A., Saakvitne, K. W. (1995). Treating therapists with vicarious traumatization and secondary traumatic stress disorders, In C. R. Figley (Ed.), Compassion fatigue: Coping with secondary traumatic stress disorders in those who treat the traumatized, 150-177, NY: Brunner/Mazel.


[1] On entend par structures sous-corticales les régions du cerveau situées anatomiquement en dessous de la couche de cortex cérébral, et notamment, le système limbique, que l’on nomme souvent le cerveau émotionnel.