Les médias face au terrorisme et aux populations affectées, l’impossible équation

Le fait terroriste et les médias

La mort scénarisée pour inspirer l’effroi

En 1962, le philosophe et politologue français Raymond Aron, dans son ouvrage « Paix et guerre entre les nations » définissait l’action terroriste de la façon suivante : « Est dite terroriste une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques » 1. Le terrorisme cherche moins à tuer qu’à tuer abominablement ; il vise moins à tuer en masse qu’à propager l’effroi. Son but est d’inspirer l’horreur, l’indignation, la répulsion et la terreur dans l’opinion publique en infligeant aux victimes une mort horrible qui remet en question l’ordre social et la morale. Décapitations, éventrations, castrations, vies fauchées à la fleur de l’âge, la scénarisation monstrueuse de la mort revêt une pluralité des formes. Certes, les attentats perpétrés en France au cours de l’année 2015 ont arraché la vie à de nombreuses personnes. Il n’en reste pas moins que leur portée psychologique et sociale est sans commune mesure avec leur impact infime, sinon nul, d’un point de vue purement « militaire ». De même, l’atmosphère de menace qu’ils ont instaurée au lendemain des massacres est largement disproportionnelle par rapport au risque réel encouru par chaque citoyen d’être touché par un acte terroriste.

Sans média, le terrorisme pourrait-il survivre ?

Sans média, le terrorisme moderne ne survivrait pas. A l’ère de l’information, dans notre société mondialisée, les médias offrent la caisse de résonance indispensable aux terroristes pour diffuser leur message et répandre la terreur. Sans eux, ces actes n’auraient qu’une portée très limitée. En relayant un attentat, une prise d’otage ou une mise à mort, les médias offrent une emphase et un écho international à ces actions. Ainsi, une décapitation retransmise à la télévision frappe tellement l’imagination qu’elle compte bien davantage que pour une simple mort. Ses effets sont largement démultipliés en raison de l’impact psychologique qu’elle produit sur les auditeurs et les téléspectateurs du monde entier. La stratégie du terrorisme, c’est moins le meurtre que la visibilité du meurtre. « Le terrorisme, disait Aron, ne veut pas que beaucoup de gens meurent, il veut que beaucoup de gens sachent ». La fonction principale de l’acte terroriste est publicitaire : faire parler de ses commanditaires et de ses revendications. Grace à la mondialisation de l’information, on assiste à la mondialisation du message terroriste et à celle de la terreur.

Les média en temps de crise

Le rôle des médias dans la situation de crise subséquente à un attentat terroriste est un exercice difficile. Par définition, la crise est une situation incontrôlée ou du moins, gérée avec difficulté. Les événements se bousculent de manière inattendue et dramatique, les dépêches se succèdent à un rythme effréné, des décisions politiques et sécuritaires sont prises dans l’urgence, des réactions fusent de toutes parts, etc. Autant de sujets à communiquer dans les journaux audiovisuels et la presse écrite.

Pour les médias, les pièges sont nombreux : tension générée par l’urgence, difficulté à valider des informations en évolution constante, danger de relayer des rumeurs, diffusion de renseignements pouvant mettre des personnes en péril 2, pression du direct, dramatisation excessive, risque de verser dans le sensationnalisme, surenchère d’images-choc, course à l’audience, etc.

Le besoin d’information de la population

Après un attentat, pour réunir les conditions d’un bien-être suffisant, la population doit retrouver un univers sécurisant et maîtrisable. L’accès à une information pertinente joue un rôle non négligeable dans la reconstruction d’un quotidien prévisible et rassurant.

Dans la suite immédiate d’une action terroriste, un des tous premiers besoins de la population perçu comme vital est celui d’être informé. L’information procure un sentiment de maîtrise et de contrôle de la situation et réintroduit une certaine prévisibilité du futur. Une information pertinente permet ainsi de réduire sensiblement l’état de stress et la détresse des populations affectées.

Dans cette situation d’urgence, des activités communicationnelles spécifiques entrent en jeu : la communication de crise et la communication des risques.

La communication de crise, diffusée durant la période aiguë, a pour objectif principal d’informer de la situation présente et de l’avenir immédiat. La population est en attente d’information sur les événements (ce qui s’est passé, en quel lieu, le nombre approximatif de victimes, la prévision des événements futurs possibles, etc.), le déroulement des activités de secours et les efforts entrepris pour assurer la sécurité physique de tous.

La communication des risques est indissociable de la communication de crise. Elle a pour but d’informer la population des risques éventuels qu’elle encoure (risque de nouveaux attentats, menace chimique ou bactériologique, etc.) ainsi que des mesures à prendre et de la conduite à tenir dans des circonstances déterminées (par exemple, services interrompus et établissements fermés en raison du niveau de la menace, évacuation d’une zone à risque, etc.).

Si la population a le sentiment que les politiques ou les médias cachent des informations importantes, son anxiété s’accroit et devient source de rumeurs alarmistes et de théories conspirationnistes les plus farfelues. L’angoisse et les rumeurs risquent de provoquer à tout moment des états de panique difficiles à contenir. Afin de prévenir de tels phénomènes, une information complète, variée et correcte est essentielle. Elle freine les imaginaires galopants et contribue sinon à éviter, du moins à réduire, les conséquences néfastes d’un événement.

Les dérives

Les effets de l’information en continu et en temps réel

Le caractère exceptionnel et dramatique des attentats conduit à une diffusion d’information en continu. Les grilles de programmes sont bouleversées et revues pour informer en temps réel des événements et de leurs conséquences. Les actualités se succèdent rapidement. A la radio et à la télévision, les éditions spéciales s’enchaînent ; la presse écrite égrène les dossiers spéciaux.

Dans le chaos des premières heures, le journaliste découvre parfois les images en même temps que les téléspectateurs et n’en sait pas plus qu’eux sur la situation. La médiatisation, synchrone aux événements, n’offre pas de recul ni de grille de lecture. Rendre compte des faits prime sur l’explication, la réflexion, l’analyse et la mise en perspective. Si l’information rassure la population en la tenant au courant des dernières actualités, les images transmises sans le moindre différé ont des effets désastreux. Diffusées en direct, non narrativisées, elles sont propices à l’éclosion de l’angoisse. Une information anxiogène perturbe la conscience critique plutôt qu’elle ne l’avive. L’émotion intense qu’elle suscite court-circuite les processus cognitifs et suspend le raisonnement.

Des consommateurs dépendants de l’information

Si les gens s’intéressent tant aux attentats, c’est entre autre parce qu’ils s’identifient aux victimes et à leur entourage : « Cela aurait pu être moi ou un de mes proches » 3. Certains, plus que d’autres, perçoivent le terrorisme comme un péril personnel. Angoissés par leur propre amplification du risque, ils cherchent de l’information et sont en quête de la dernière nouvelle. Leur peur engendre ainsi une véritable attraction pour les moyens de communication. Connectés aussi souvent que possible aux actualités, ils en deviennent dépendants, prisonniers d’une relation passive et angoissante à l’information. Disposant d’un nombre élevés de chaînes, ils passent de l’une à l’autre. Toutes diffusent les mêmes images, les mêmes commentaires ; les médias ânonnent. L’hyperconsommation d’une information quasi unidimensionnelle n’accroit pas la connaissance qu’ils ont des faits. Mais à force d’être répétée, cette information forge la manière dont ils perçoivent la réalité. Elle les entraîne dans un monde où l’insécurité réelle ou imaginaire sourd de toute part. Leur besoin de sécurité les pousse à chercher de l’information mais paradoxalement, celle-ci, lorsqu’elle est brute et sans analyse, entretient leur angoisse.

D’autres cèdent à la fascination de l’horreur et perdent eux aussi toute modération. Le mythe de Méduse illustre parfaitement l’emprise hypnotique de l’épouvante. Quiconque la regardait droit dans les yeux était transformé en pierre. Il en va de même pour les actes terroristes. Ils glacent d’effroi, figeant le spectateur dans la peur et l’immobilisant devant son petit écran.

D’autres encore sont collés à leur récepteur moins parce qu’il est un moyen d’information que parce qu’il est un moyen de communion. En regardant les actualités, ils ont le sentiment de communier avec les victimes et avec leur communauté affectée. L’être humain est un être social. Il a besoin de ses semblables pour vivre et réunir les conditions de son bien-être. Dans les suites immédiates d’un massacre, la préservation et la reconstruction de l’équilibre psychologique individuel et communautaire passe par le renforcement des liens entre les membres de la communauté affectée, par la consolidation de son unité et par la réaffirmation de ses valeurs. Aussi, les personnes éprouvent-elles le besoin de conforter leur sentiment d’appartenance au groupe. Suivre les actualités, c’est se sentir appartenir à la nation ; c’est adhérer à ses normes et à ses valeurs.

Certes, il est important que les médias réfléchissent à la manière de traiter des sujets aussi sensibles et complexes que celui du terrorisme : authentification des informations, choix des images diffusées, plate-forme d’analyse et de mise en perspective des événements, recours à des journalistes-experts, réflexion menée au sein de la profession, etc. Toutefois, dans la façon de consommer l’information aujourd’hui, on ne peut ignorer les nouveaux moyens de communication : internet, réseaux sociaux, sms, etc. Quelques minutes après les attentats, vidéos, témoignages de rescapés et messages ont commencé à circuler sur la toile et sur les smarphones. Le consommateur ne peut être exonéré de sa responsabilité dans la manière dont il s’informe. C’est à lui qu’il revient d’être vigilant, d’éviter la dépendance aux actualités et de préférer, par exemple, la radio et la presse écrite à la télévision en direct vu la puissance émotionnelle des images.

Les médias au pilori

Le besoin d’un retour à la vie « normale »

Après une période d’un semaine à dix jours, la cadence rapide et la multiplication des informations effrayantes et des annonces sécuritaires entraînent un effet de saturation.

Nous sommes inconsciemment convaincus que le monde est bienveillant et que nos semblables sont bons, moraux et honnêtes. Nous croyons également en un monde logique ; les événements suivent un cours compréhensible et les individus exercent un contrôle sur leur occurrence (par exemple, chacun reçoit ce qu’il mérite, de tout comportement découle un résultat prévisible). Les attentats meurtriers bafouent les règles de base régissant l’humanité et invalident brutalement ces schémas cognitifs. Ces croyances fondamentales, habituellement peu accessibles au raisonnement conscient, deviennent perceptibles suite à un événement tragique tel qu’un attentat terroriste. Les personnes s’expriment alors fréquemment sur l’imprévisibilité funeste du monde et son incohérence, sur la malveillance d’autrui, etc.

Ces croyances de base peuvent paraitre naïves mais elles sont essentielles car elles nous aident à vivre en nous protégeant de l’angoisse. Dans un registre similaire, nous nous conduisons comme si nous étions immortels ; nous nous comportons comme si la mort n’existait pas sinon la vie serait impossible. L’effondrement des schémas de base induit un sentiment de perte de contrôle (en particulier par rapport à la survenue de nouveaux attentats) et de vulnérabilité personnelle inaugurant l’apparition de symptômes anxieux et de comportements d’évitement (par exemple, évitement des lieux fréquentés où pourrait être commis un nouvel acte terroriste).

Dans les premiers jours et les premières semaines suivant un attentat, les personnes éprouvent le besoin d’en parler et recherchent activement de l’information. Petit à petit, ce besoin décline, leur angoisse et leur sentiment de détresse diminuent et elles souhaitent, sinon oublier, du moins se distraire et retrouver un mode de vie aussi normal que possible. Toutefois aux périodes de « dénis » duquel le danger est évincé alternent des moments d’anxiété à l’idée de l’occurrence d’un événement similaire. Le rappel de la menace par les médias, messager chargé de porter la mauvaise nouvelle, est alors reçu avec de plus en plus d’acrimonie.

Les médias tenus pour responsables

« C’est la faute aux médias », « Halte à la psychose ! »

À chaque grande crise, quelle qu’elle soit , après quelque jours ou quelques semaines à distance de l’événement, les critiques fusent quant à la gestion médiatique de la situation. Les médias se retrouvent irrémédiablement en position d’accusés. On les tient pour responsables de l’amplification du climat de terreur, on leur reproche d’avoir paniqué l’opinion publique par la multiplication de nouvelles alarmantes, on met en doute la réalité du danger, on les soupçonne d’être de mèche avec les politiques et d’utiliser la menace pour étouffer les affaires qui empoisonnent le pouvoir, etc. A contrario, s’ils font preuve de modération dans leurs propos ou si plusieurs jours passent sans véritable nouvelle, on les suspecte de retenir des informations pour ne pas inquiéter la population.

L’exercice n’est pas simple pour les médias plongés dans le maelstrom d’une crise. Trouver le bon positionnement entre trop et trop peu d’information semble relever de la gageure.

Conclusion

Comment répondre au besoin impérieux d’information manifesté par l’opinion publique sans jouer le jeu des terroristes en offrant à leurs actions une publicité internationale ? Les médias face au terrorisme et aux populations affectées, n’est-ce pas une équation impossible ?

Références bibliographiques

Aron R. (1962), Paix et guerre entre les Nations, Calmann-Lévy, Paris.

Josse E. (2014), Le traumatisme psychique chez l’adulte, De Boeck Université, coll. Ouvertures Psychologiques.

Josse E. (2011), Le traumatisme psychique des nourrissons, des enfants et des adolescents, De Boeck Université, Coll. Le point sur, Bruxelles

Josse E., Dubois V. (2009), Interventions humanitaires en santé mentale dans les violences de masse, De Boeck Université, Bruxelles.

Josse E. (2007), Le pouvoir des histoires thérapeutiques. L’hypnose éricksonienne dans la guérison du traumatisme psychique, La Méridienne-Desclée De Brouwer Editeurs, Paris

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Documents joints

Notes et références

  1. Aron R. (1962), Paix et guerre entre les Nations, Calmann-Lévy, Paris.
  2. En janvier 2015, Lilian Lepère, graphiste à l’imprimerie de Dammartin-en-Geöle, s’est caché dans le réfectoire de l’établissement, sous l’évier. Il affirme « J’ai été plutôt chanceux qu’ils (les médias) n’aient pas été tenus au courant des informations ». Sa vie, pense-t-il, aurait pu être mise en danger par les médias ayant diffusé qu’un otage se trouvait dans l’imprimerie si ceux-ci avaient eu connaissance du lieu précis de sa cache.
  3. Ce n’est évidemment pas l’unique raison. Nombreux sont ceux qui s’intéressent aux faits eux-mêmes. Le terrorisme frappe aveuglément et cruellement des innocents. Il remet en question l’État de droit, la démocratie, les droits fondamentaux de liberté d’expression, d’action et de déplacement, l’organisation sociale, institutionnelle et politique de la société, la sécurité, les fondements philosophiques, etc. Devant de tels faits, les personnes sont amenées à se positionner en tant qu’être humain, citoyen et acteur social.