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La guerre en Ukraine et la loi mort-kilométrique

Les conflits armés sont nombreux. République Démocratique du Congo, Soudan, Somalie, Colombie, Yémen, pour n’en citer que quelques-uns. Mais qui s’en soucie ? Pourquoi ces guerres ne suscitent-elles l’intérêt des médias que ponctuellement, généralement lorsqu’un événement implique un nombre massif de victimes ou lorsque la violence s’intensifie ? Le plus souvent, de ces conflits internationaux n’apparaissent dans les médias que quelques chiffres et infographies, des données froides qui effacent les larmes des enfants, la peur des femmes et la douleur des hommes. Combien de nos citoyens savent-ils qu’une guerre déchire des régions du Mexique et du Cameroun ? Pourquoi certaines tragédies passent-elles sous les radars médiatiques ? Les journalistes et les consommateurs de l’info sont-ils lassés par ces conflits récurrents qui ravagent des contrées lointaines et qui s’enlisent durant des années sans que de véritables avancées puissent être annoncées ? Les traumatismes individuels et collectifs ne mériteraient-ils pas tous la même attention ? Les vies humaines n’auraient-elles pas toutes la même valeur ?

Pourquoi la guerre en Ukraine occupe-t-elle une importance si grande dans l’espace médiatique ? La raison principale tient certainement aux menaces qu’elle fait peser sur l’Europe. L’étendue du conflit et le péril nucléaire inquiètent à juste titre. Et de plus en plus à mesure que le danger se précise. Mais encore ? Serait-ce aussi parce que des ressortissants de nos pays sont en danger ? Parce que nos politiciens s’impliquent ? Parce que les sources d’information sont disponibles, que des journalistes sont présents sur le terrain et ramènent des images et des témoignages ? Certainement, mais encore ?

C’est aussi à sa position géographique proche de la Belgique et de la France que la guerre en Ukraine doit son traitement médiatique de faveur.

Dans le jargon médiatique, on parle de mort-kilométrique ou de mort-kilomètre pour désigner le fait que les médias accordent une importance accrue aux victimes d’un drame en fonction de la distance qui les sépare du téléspectateur, de l’auditeur ou du lecteur. Des décès sur le territoire national sont plus médiatisés que ceux survenant à l’étranger et des morts dans un pays développé sont plus couvertes que celles advenant dans un pays en voie de développement. Les médias appliquent ce que la psychologie sociale nomme la loi de la proximité. Certes, cette loi n’est pas absolue. Certaines rédactions mettent en lumière des sujets négligés dans les médias mainstream ; certains téléspectateurs, auditeurs et lecteurs se montrent curieux.

On peut se représenter l’importance de l’intérêt accordé à une information par les médias comme un tremblement de terre dont l’incident critique constitue l’épicentre. Les ondes de choc se propagent en cercles concentriques à partir du lieu du drame tout en diminuant d’intensité à mesure qu’elles s’en éloignent. Ainsi, plus un événement est lointain, moins il semble susciter l’intérêt des journalistes. Certes, en hiérarchisant l’information de la sorte, les journalistes conditionnent notre appréhension du monde. Mais les rédactions ne peuvent pas être tenues pour seules responsables de servir aux consommateurs de l’info une vision tronquée de la réalité du monde ; elles répondent en grande partie aux attentes et aux intérêts de leur public. En effet, plus un événement est lointain, moins il semble éveiller l’intérêt du grand public et moins il semble le toucher émotionnellement. Bien sûr, il existe des contre-exemples. Par exemple, le petit corps sans vie d’Aylan Kurdi, un garçon kurde de 3 ans, échoué sur une plage en Turquie, immortalisé par la photographe Nilüfer Demir de l’agence turque DHA en septembre 2015, a fait le tour du monde et a ému l’Occident. Toutefois partout dans le monde, la proximité géographique reste incontestablement un facteur d’intérêt majeur dans les médias.

Cette dimension géographique est intrinsèquement liée à la dimension émotionnelle et au facteur d’identification. En effet, le traitement d’un événement dépend prioritairement du potentiel émotionnel et d’identification qu’il recèle pour le spectateur, l’auditeur ou le lecteur.

Le professeur de psychologie belge Jacques-Philippe Leyens a mené de nombreuses recherches montrant que nous avons tendance à attribuer plus volontiers aux personnes qui nous sont proches géographiquement ou culturellement des émotions secondaires, sentiments jugés typiquement humains comme l’amour, la nostalgie, la rancœur, la honte, l’admiration, la rationalité ou encore la moralité, l’admiration, la fierté, la culpabilité, les regrets et désespoir (Leyens, 2000, 2012). Aux autres communautés, nous prêtons plus généralement des émotions dites primaires telles que la douleur, la peur, la colère et la tristesse, émotions que nous partagerons avec les animaux (Leyens, 2012). Nous éprouvons ainsi une empathie plus grande pour les victimes proches géographiquement ou culturellement. Les drames qui les accablent nous touche particulièrement par une comparaison directe que nous effectuons inconsciemment avec notre propre situation.

Nous nous identifions facilement à ce peuple ukrainien parce qu’il nous est proche culturellement, parce que nous partageons avec lui le même mode de vie, parce que tout comme nous, il fréquente les bars, les restaurants, les cinémas, etc. L’effet de surprise suscité par la soudaineté des bombardements ainsi que l’ampleur des attaques ont eux aussi joué un rôle essentiel dans le traitement médiatique de cette guerre, mais également dans l’impact émotionnel de l’information sur les téléspectateurs, les auditeurs et les lecteurs. Si la vie a basculé d’une façon aussi radicale et inattendue pour les Ukrainiens, elle pourrait aussi basculer pour nous.

Articles de la série

Josse E. (2022), Face aux médias en ces temps de guerre en Ukraine. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article527

Josse E. (2022), Catastrophe et crise humanitaires, définition. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article526

Josse E. (2022), Comment bien consommer les médias d’information en ces temps de guerre en Ukraine ?. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article528

Références bibliographiques

Josse E. (2019), Le traumatisme psychique chez l’adulte, De Boeck Université, coll. Ouvertures Psychologiques.

Josse E. (2019), Le traumatisme psychique des nourrissons, des enfants et des adolescents, De Boeck Université, Coll. Le point sur, Bruxelles

Josse E., Dubois V. (2009), Interventions humanitaires en santé mentale dans les violences de masse, De Boeck Université, Bruxelles.

Leyens, J-Ph., Paladino, P.M., Rodrigez-Torres, R., Vaes, J., Demoulin, S., Rodrigez-Torres, A., & Gaunt, R. (2000), « The emotional side of prejudice: the attribution of secondary emotions to ingroups and outgroups », Personality and Social Psychology Review, vol. 4, n°2, pp.186-197

Leyens J-P. (2012), Sommes-nous tous racistes ? Psychologie des racismes ordinaires, Mardaga, Wavre.