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Guerre en Ukraine : pourquoi les corps des filles et des femmes sont-ils une cible dans les guerres ?

Evelyne Josse1
Avril 2022
Chargée de cours à l’Université de Lorraine (Metz)
Psychologue, psychothérapeute (EMDR, hypnose, thérapie brève), psychotraumatologue
http://www.resilience-psy.com

Introduction

Les témoignages attestant de viols commis sur les femmes, les jeunes filles et les enfants ukrainiens par les soldats russes s’accumulent. Des cas de viols collectifs, d’agressions sexuelles commises sous la menace d’une arme, parfois devant les enfants et de viols d’enfants perpétrés sous les yeux de leurs parents sont ainsi rapportés.

Sexualité, valeurs et tabous

Dans les contextes de conflits armés, le contrat social est toujours rompu. On entend par contrat social le pacte établi par la communauté des humains dans le but d’établir une société organisée et hiérarchisée. Il est un ensemble de conventions et de lois garantissant la perpétuation du corps social.

Ce contrat social régit notamment l’accès :
– au pouvoir. Selon les cultures et les contextes, le pouvoir s’acquiert par élection (par exemple, dans les présidences), de père en fils (par exemple, dans les royautés), par sélection (par exemple, dans les postes de direction des entreprises), etc.
– aux ressources. Les biens s’acquièrent par les achats, les legs, les dons, le troc, etc.
– à la sexualité. La sexualité devient accessible par un mariage décidé par les familles, par consentement mutuel, etc.

Les trois piliers du contrat social, pouvoir, ressources et sexualité, sont attaqués lors des conflits armés par une logique d’accaparement : l’exogroupe s’empare du pouvoir, vole et pille les biens de la communauté qu’elle assiège et s’arroge un droit sexuel sur ses membres (sur les femmes, sur les enfants et parfois, sur les hommes).

Pour comprendre pourquoi l’accès à la sexualité est régulé au sein des communautés et pourquoi elle est ciblée dans les contextes de conflits armés, il est important de rappeler les valeurs qu’elle véhicule et les interdits qui la gouvernent.

La sexualité ne se réduit pas à la seule satisfaction physiologique des pulsions sexuelles. L’agresseur peut tirer du plaisir des rapports sexuels imposés, mais ce plaisir peut n’être que secondaire ou décevant, voire totalement absent. Le viol d’enfants en bas-âge et de femmes d’âge mûr, par exemple, ne s’inscrit pas dans la recherche d’un plaisir sexuel et ne s’explique que par la volonté de l’agresseur d’asseoir son pouvoir et sa domination.

La sexualité cristallise de nombreuses valeurs et de multiples tabous, tant personnels, que sociaux et sociétaux, et se teinte de significations spécifiques en fonction de l’usage social qui en est fait : pacification, réconciliation, régulation sociale, punition, échange, transaction, provocation, domination, humiliation, contrôle, etc.

Au niveau individuel
La majorité des individus répugnent à envisager la sexualité hors d’un contexte précis. Par exemple, selon les cultures et les individus, les rapports pratiqués hors d’une relation amoureuse ou maritale, non consentis par l’une des parties (partenaires ou familles des partou imposés avec un partenaire du même sexe provoquent détresse et humiliation.

Au niveau sociétal
La capacité sexuelle et reproductive confère aux femmes un rôle prépondérant dans la construction et la préservation de l’identité clanique, ethnique, culturelle et religieuse d’une population. Par leur mariage, les groupes s’allient et ces alliances sont renforcées par la progéniture qui naît des unions. Aussi n’est-il pas étonnant que la sexualité fasse l’objet d’un contrat social et que toutes les sociétés en régulent, codifient, fixent, voire légifèrent, l’accès. Ainsi, par exemple, dans la plupart des cultures traditionnelles, les relations sexuelles ne sont permises qu’au sein d’une union consentie par les familles et légitimée par les liens du mariage. Quant aux noces, elles ne sont le plus souvent concevables qu’avec un individu d’une ethnie, d’une tribu, d’une caste ou d’une religion déterminées. Envisager des relations intimes ou des épousailles dans tout autre cadre est prohibé.

Les agressions sexuelles contreviennent à toutes les règles présidant aux conditions sociales de la sexualité. Elles exposent généralement les victimes à la stigmatisation, voire à la discrimination et compromettent considérablement leur bien-être social.

Conclusion

Au vu de l’importance que revêt la sexualité pour les individus et pour les communautés, il n’est pas étonnant que les violences d’ordre sexuel se rencontrent dans les conflits armés et que les tortures s’accompagnent fréquemment de sévices sexuels.

Machines et méthodes de guerre, les agressions sexuelles sont souvent associées à la mise en œuvre de dispositifs de domination ethnique et politique. Armes d’humiliation, d’assujettissement et de terreur, elles visent à annihiler l’identité des individus et à détruire les liens communautaires. Elles lèguent aux survivants des conflits armés un triple traumatisme, personnel, familial et social, souvent indélébile. Si diversement dévastatrices que soient les formes qu’elles empruntent, les violences sexuelles obscurcissent les ombres monstrueuses des théâtres de la guerre

Articles sur les violences sexuelles dans les contextes de conflits armés

Josse E. (2008), Violences sexuelles et conflits armés en Afrique, S&F. Savoirs et Formation, la revue de la Fédération nationale des Associations pour l’Enseignement et la Formation des Travailleurs Immigrés et de leurs familles, N°69, juillet, août, septembre 2008, France

Josse E. (2010), « Ils sont venus avec deux fusils » : les conséquences des violences sexuelles sur la santé mentale des femmes victimes dans les contextes de conflit armé, 31-03-2010 Revue internationale de la Croix-Rouge No 877, p.177-195

Josse E. (2013), Violences sexuelles dans les conflits armés, confluences avec la torture, 23 janvier 2013 rapport 2012/2013 sur la torture « Un monde Tortionnaire », ACAT, 2013

Josse E. (2015). Les violences sexuelles dans les contextes de conflit et de post-conflit. Journal de Médecine Légale N° 3, VOL. 58, pp.205-212

Josse E. (2022). Guerre en Ukraine : pourquoi les corps des filles et des femmes sont-ils une cible dans les guerres ? http://www.resilience-psy.com/spip.php?article541

Articles de la série sur la guerre en Ukraine

Josse E. (2022). Quel avenir pour la solidarité née en temps de crise ukrainienne ? http://www.resilience-psy.com/spip.php?article537

Josse E. (2022). Guerre en Ukraine, peut-elle provoquer un stress traumatique même si nous ne sommes pas directement exposés ? http://www.resilience-psy.com/spip.php?article536

Josse E. (2022). Guerre en Ukraine, comment gérer notre anxiété ? http://www.resilience-psy.com/spip.php?article533

Josse E. (2022). Guerre en Ukraine, quel impact sur la santé mentale des Européens ?http://www.resilience-psy.com/spip.php?article531

Josse E. (2022). La guerre en Ukraine et la loi mort-kilométrique. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article529

Josse E. (2022), Face aux médias en ces temps de guerre en Ukraine. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article527

Josse E. (2022), Comment bien consommer les médias d’information en ces temps de guerre en Ukraine ?. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article528

Josse E. (2022), Catastrophe et crise humanitaires, définition. http://www.resilience-psy.com/spip.php?article526

Références bibliographiques

Josse E. (2019). Le traumatisme psychique chez l’adulte. De Boeck Université, coll. Ouvertures Psychologiques.

Josse E. (2019). Le traumatisme psychique des nourrissons, des enfants et des adolescents. De Boeck Université, Coll. Le point sur, Bruxelles

Josse E., Dubois V. (2009). Interventions humanitaires en santé mentale dans les violences de masse. De Boeck Université, Bruxelles.

Documents joints

Notes et références

  1. Evelyne Josse a travaillé sur la problématique des violences sexuelles dans les contextes de conflit et de post-conflit en ex-Yougoslavie, au Rwanda, au Burundi, au Libéria et dans l’Est du Congo.