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Camps d’étrangers

Marc BERNARDOT, Camps d’étrangers. Editions Du Croquant, Collection TERRA, mars 2008, 223 p.
ISBN : 978-2-9149-6840-9 – Prix : 18,5 €
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PRESENTATION :

Quel est le point commun au xxe siècle entre les tirailleurs et les travailleurs indigènes, les réfugiés et les rapatriés coloniaux, les minorités discriminées, les insoumis et les rebelles indépendantistes, les migrants illégalisés et les demandeurs d’asile déboutés ? Le fait d’avoir été, à un moment ou un autre de leur parcours en métropole, placés de force et confinés dans des camps, des cantonnements, des dépôts, des centres, des casernements, des logements contraints, dans toutes sortes de lieux isolés, inaccessibles et insalubres.

L’auteur propose une sociologie historique des camps d’étrangers en France depuis la Première Guerre mondiale. À partir de différentes enquêtes et sources d’archives il s’agit de mettre en perspective la manière dont les pouvoirs publics, et principalement la police nationale, ont mis en place et géré des lieux d’internement administratif des étrangers. Cet ouvrage questionne tout d’abord le terme de camp, objet difficile et source de polémiques entre analyses scientifiques, dénégations politiques et usages militants, mais qui décrit une réalité multiforme : celle d’un placement forcé et d’un déni de droits dans un espace clos, de circuits de déplacement surveillés et réservés, de la mise au travail forcé ou de l’interdiction de travailler, d’une limitation drastique des contacts avec le reste de la population. Il examine ensuite la technique de la mise en camp et les formes variées que prennent les camps d’étrangers selon les contextes et les objectifs des pouvoirs publics, la lutte contre un ennemi de l’intérieur, l’accueil « humanitaire » provisoire, l’épuration politique, l’expulsion de l’étranger. Il s’intéresse enfin à ces populations mises au secret de migrants forcés, de déplacés des colonies, de réfugiés européens ou de parias nationaux, des indigènes africains ou indochinois, des exilés arméniens, sarrois, espagnols, des suspects alsaciens, tsiganes, algériens, des migrants indésirables et d’autres bouches inutiles ayant fait l’amère expérience de cette étrange sollicitude de l’État démocratique pour ceux qu’il perçoit comme étrangers.

TABLE DES MATIERES :

Introduction
Présences des camps, absences de la sociologie
Qu’est-ce qu’un « camp d’étrangers » ?
Annonce du plan de l’ouvrage

Première partie
Sociohistoire d’un mot

Chapitre 1. Discours scientifiques et polémiques sur les camps
Camps du proche, camps du lointain
Les recherches historiques sur les camps
Problèmes épistémologiques
Le camp figure de la modernité et de l’exception pour les philosophes
Le camp des anthropologues
Origine et étymologie du terme
Le camp de concentration : un mot malade
L’usage contemporain du terme : un mot militant
Nouvelles polémiques depuis le 11 septembre
Les nouveaux champs sémantiques : invention lexicale et euphémisation

Chapitre 2. Corpus, périodisation et comparaison
Les rencontres avec les camps dans les archives
Les problèmes méthodologiques des milieux fermés
Constitution du corpus et périodisation
Extension du corpus
Étudier les camps comme des villages
L’hypothèse d’un double continuum sociohistorique
du logement contraint

Chapitre 3. Qu’est-ce qu’un camp d’étrangers ?
Une fusion des traditions de surveillance et de mise à l’écart
L’internement, procédure régalienne de privation de liberté
Différences avec la prison et la prison politique
Les parallèles et les passerelles entre prison et internement
Intégration du système pénitentiaire dans la politique
de reflux des étrangers
Intégration des dispositifs d’internement
dans l’arsenal des politiques migratoires
Institutionnalisation des pratiques extralégales
et remise en cause du droit d’asile
Le camp d’étrangers : une institution d’enfermement latente, exceptionnelle, empirique et totale

Deuxième partie
Sociohistoire d’une technique

Chapitre 4. Immigration coloniale et internement
Logement social et histoire coloniale
La prise en charge des célibataires coloniaux en métropole
L’intérêt du ministère de l’Intérieur
pour le logement des Algériens
Les trois axes des politiques d’immigration :
contrôle, sélection et protection des indigènes
Internement et sûreté de l’État
Pouvoirs spéciaux et nouveaux moyens policiers

Chapitre 5. Des traditions nationales de l’internement
Cumulativité et rationalisation des pratiques internementales
Réactualisations des politiques de confinement des étrangers
Traditions nationales d’internement des étrangers
Le centre d’accueil et d’hébergement d’urgence de Sangatte :
un camp d’étrangers ?
Une prise en charge humanitaire
Sangatte : un camp médiatique

Chapitre 6. Formes et rapport à l’espace des camps d’étrangers
Les camps répressifs :
une gestion « disciplinaire » des étrangers ?
Camps de secours et camps de protection
L’intervention des organisations humanitaires
Une discipline martiale
Une clôture statutaire sociale et policière
Camps de relocation et sédentarisation forcée
Empêcher l’installation des étrangers : les camps de transit

Troisième partie
Sociohistoire des populations

Chapitre 7. Lieux, frontières et circulations dans les camps d’étrangers
Les camps du présent et les camps du passé
Des espaces palimpsestes
Des espaces délaissés et non équipés
Prolifération des frontières
Séparation et homologie entre quartiers des internés et direction du camp
Extension et recomposition de l’espace du camp
L’influence du camp sur son environnement
Des circulations intenses, des internés condamnés à l’errance

Chapitre 8. L’état des sans-État. Réfugiés et coloniaux en métropole
Réfugiés et familles dans les camps d’étrangers
L’entrée dans les camps
Les effets de la mise à l’écart sans fin
Réappropriation de l’espace du camp
L’espace-camp. L’habitat du colonial en métropole
Le contingentement des coloniaux
les travailleurs coloniaux ne laissent pas de traces
Une ville ouvrière invisible
Mobilité et flexibilité dans et par les camps
Des territoires de friches industrielles

Chapitre 9. Identifications, assignations et résistances
Le domaine de l’indésirable
La zone grise des bouches inutiles
Une institution de pénurie
Un discours hygiéniste
et une assistance médicale rudimentaire
Les camps :des espaces politiques et de mobilisations des internés
Le cas du Larzac
La subversion des clivages
Variété des figures de l’interné et transitivité des catégories

Conclusion
Des camps discrets ?
Dispersion et prolifération des camps d’étrangers
Un nouveau continuum de sécurité
Banalisation du camp comme espace normal du réfugié
Miniaturisation et plasticité
Vers le Grand éloignement

Chapitre 1 :
Discours scientifiques et polémiques sur les camps

Camps du proche, camps du lointain

SOMMAIRE

Alors qu’elles n’ont cessé de se multiplier après la Première Guerre mondiale et de s’étendre depuis la Seconde Guerre mondiale, et notamment depuis le processus de décolonisation, les situations de regroupements forcés dans des camps sont longtemps restées absentes de la littérature savante, occultées sans doute par l’effroi causé par les camps de concentration et d’extermination nazis et par l’ampleur des systèmes concentrationnaires des régimes communistes ; elles sont parfois perçues comme appartenant à un passé lointain. Ainsi une dichotomie s’est opérée entre des camps politiques au Nord, mais du passé – un passé disparu et impossible à égaler en horreur –, et des camps humanitaires contemporains dans le Sud. Ces deux catégories du prêt-à-penser du camp sont ainsi construites comme antinomiques puisque les premiers camps sont des lieux de mort alors que les seconds sont des lieux de vie et de survie [1]. Les camps contemporains ne sont envisagés que comme un décor de l’existence des réfugiés et sont rarement étudiés comme des organisations sociales à part entière génératrices de modes de vie collectifs et de divisions sociales spécifiques. Ce qui est vrai pour les camps « lointains » l’est aussi pour les camps du « proche », car plus encore que les bidonvilles auxquels ils peuvent être comparés, ils représentent une part de la réalité indicible de la pauvreté dans des pays riches.

Le discours scientifique sur cet « espace autre  [2] » est dominé par les historiens qui analysent essentiellement depuis les années 1980 les camps d’internement des périodes de guerre. La question des camps fait aussi retour dans la pensée philosophique avec la redécouverte de l’œuvre de David Rousset  [3] et de nombreuses productions depuis une dizaine d’années  [4]. De même les psychanalystes  [5], les anthropologues et les géographes se sont penchés sur cette réalité centrale du siècle écoulé. Mais les camps de réfugiés, d’étrangers et d’internés administratifs sont une réalité sociale encore peu étudiée par la sociologie.

Les recherches historiques sur les camps

SOMMAIRE

Les recherches concernant les camps demeurent surtout le fait des historiens. Ceux-ci ont progressivement constitué un corpus de connaissance sur les camps de la Seconde Guerre mondiale, tout particulièrement sur les camps nazis ou, dans le cas de l’historiographie française, sur les camps de la période de la collaboration. Cette dernière a montré les continuités et les ruptures dans le système d’internement mis en place par la IIIe République et le régime de Vichy  [6]. Cette apparition tardive, même si elle s’est largement étoffée ces dernières années, de la question des camps d’internement dans l’historiographie française tient à plusieurs facteurs. Elle est d’abord liée à la lenteur des recherches concernant la collaboration et plus généralement la Shoah. La France n’est pas la seule concernée même si le phénomène y est particulièrement marqué. En fonction des traditions historiques nationales et des événements spécifiques à chaque pays, des recherches plus ou moins systématiques ont été conduites à partir de la fin des années 1980, après que quelques précurseurs eurent ouvert la voie de la réflexion sur ce thème  [7]. Elles ont porté principalement sur les camps nazis et soviétiques mais aussi sur les formes nationales d’applications de la concentration des civils. Les problèmes qu’ont rencontrés les promoteurs de l’histoire sociale de l’immigration en France  [8] pour rendre légitime celle-ci en tant qu’objet de recherche et d’enseignement [9] en sont une autre cause.

Les premiers ouvrages ont ainsi traité du système d’internement durant la Seconde Guerre mondiale et de son utilisation dans la déportation des Juifs français et européens. Puis elles ont porté sur des occurrences plus anciennes de l’internement en camp durant la Première Guerre mondiale  [10] et entre les deux guerres, lorsque l’afflux et la présence de réfugiés sont devenus un fait commun à l’ensemble du monde européen et au-delà. D’autres situations de mise en camps de populations réfugiées en métropole comme les Espagnols  [11] et d’autres encore moins connues ont progressivement été mises en évidence  [12].

Enfin il est maintenant possible d’avoir une idée plus précise des camps de l’espace colonial qui ont eu une place de premier plan comme technique de conquête, de contrôle et de gestion en Afrique notamment  [13]. Ces recherches ont souvent été l’occasion de polémiques dans le contexte d’une recrudescence des conflits de mémoire.

Problèmes épistémologiques

SOMMAIRE

L’étude des génocides et des camps, et plus généralement de la violence ethnique et politique, pose des problèmes épistémologiques multiples [14], parmi lesquels la disparition des traces ou l’inaccessibilité des sources, la faible fiabilité des témoins, la partialité des documents administratifs. Par ailleurs les premiers travaux sur l’extermination des Juifs d’Europe ont été le fait de chercheurs marginaux. Les témoins étaient alors peu enclins à se remémorer leur expérience. Les historiens, en particulier français, ont tardé à aborder la question de l’internement en tant que telle, ainsi que celle de la contribution volontaire de l’État français à l’extermination des Juifs, des Tsiganes et des malades mentaux [15] jusqu’à la fin des années 1970. Pourtant celle-ci avait été évoquée, dans le cadre de la reconnaissance officielle du phénomène de la déportation des prisonniers de guerre, dès les années d’après-guerre, mais elle a ensuite été occultée et refoulée durant les décennies suivantes, en raison du refus collectif de voir mise en évidence la participation de l’État français à la déportation [16]. Il faudra attendre les années 1980 pour que ces événements soient à nouveau pris en considération et en particulier que les camps français soient étudiés.

Durant les vingt dernières années, les historiens ont constitué une historiographie du système d’internement de la Seconde Guerre mondiale. Ces travaux ont montré qu’il n’était pas possible d’analyser les camps de la collaboration sans s’intéresser à ceux mis en place par la IIIe République. Depuis lors, il est possible d’avoir une vue d’ensemble de cette période de l’internement en France  [17]. D’autres recherches ont étudié les camps d’internement de la Première Guerre mondiale  [18]. Les camps, particulièrement ceux de concentration, restent aujourd’hui encore difficilement traitables par les sciences sociales, car étroitement associés à la Shoah  [19].

Le camp figure de la modernité et de l’exception pour les philosophes

SOMMAIRE

Les camps, entendus au sens large d’espaces provisoires de regroupement contraint de populations altérisées et minorisées, constituent pourtant une forme sociale originale, caractéristique de la modernité. Ils sont en effet emblématiques d’une précarité renouvelée de la condition humaine, exposée aux aléas de l’existence et paraissent en rupture avec les perspectives de progrès et de protection de la vie humaine élaborées depuis le XVIIIe siècle. Ils matérialisent un entre-deux spatial et statutaire, difficile à penser et dans les formes extrêmes qu’ils prennent et qui dominent leur appréhension habituelle, ils représentent le lieu du mal par excellence, ontologiquement indicible dont survivants, écrivains ou philosophes ont cherché à cerner les caractéristiques  [20].

En revanche les camps ne sont pas encore étudiés comme un espace social à part entière de la civilisation contemporaine. Cela tient sans doute à plusieurs raisons. Tout d’abord le camp générique apparaît depuis la Seconde Guerre mondiale comme un phénomène du passé, appartenant fondamentalement à un ailleurs temporel associé à des régimes politiques (nazisme et stalinisme) disparus. C’est un peu comme si des camps ne pouvaient pas exister matériellement puisque le camp n’existe plus. Inversement tout camp est immédiatement placé sur une échelle de l’horreur dont les camps nazis, et principalement Auschwitz, constituent le sommet. Difficiles à appréhender comme réalité sociale en raison de la multiplicité de leurs possibles formes spatiales et temporelles, les camps sont de plus marqués par le sceau du secret et de la raison d’État, ce qui les rend peu visibles et accessibles. En outre, si avant 1945, les pouvoirs publics ne cherchaient pas systématiquement à dissimuler le recours à l’arrestation arbitraire, à l’internement ou au parcage d’étrangers, l’impact de la découverte des camps nazis a transformé cette attitude.

Des auteurs comme Zygmunt Bauman ou Mike Davis s’inté-ressent au camp, l’un comme lieu de la condition d’étrangers et de rebuts de la postmodernité  [21] et l’autre en clôturant le vieux modèle d’écologie urbaine de Burgess et donc la ville américaine d’un goulag constitué de prisons de sécurité maximum  [22]. Mais il s’agit dans ces deux cas d’une évocation métaphorique et non du résultat d’une investigation empirique. Le camp sert bien souvent de repoussoir dans une comparaison théorique  [23].

Il se prête parfois à un usage incantatoire, conjuratoire ou prophétique  [24].

C’est que le camp se prête aisément à la métaphore. Il renvoie à un parti ou une faction et même à une division du monde ou à une synecdoque philosophique du politique censée résumer l’arbitraire appliqué dans des circonstances exceptionnelles par le pouvoir souverain. L’exécutif s’affranchit alors de toutes limites pour agir sans contrôle. C’est l’usage qu’en fait Georgio Agamben qui présente le camp comme le « paradigme biopolitique du moderne » ou encore comme le « nomos de la modernité  »  [25]. Sa lecture théorique du phénomène des camps est séduisante mais lui ont été reprochées des généralisations hâtives sur les camps et la condition moderne de témoin. C’est particulièrement son ouvrage Ce qui reste d’Auschwitz qui a fait l’objet d’une polémique  [26]. Certains de ses détracteurs pensent que le philosophe n’appréhende pas correctement la réalité des centres de mises à mort tel qu’Auschwitz et que ce contresens, supposé, fait le jeu des thèses révisionnistes  [27].

L’usage qu’il fait du terme, quoique stimulant, est flou car il assimile l’internement, la concentration et jusqu’à l’exter-mination comme étant trois figures de l’abus de pouvoir souverain. Cette polysémie est le premier problème que pose l’usage du terme camp comme notion sociologique. D’autres expressions utilisées notamment pour décrire des situations urbaines et résidentielles spécifiques comme bidonville, ghetto ou banlieue ou favela connaissent aussi cette variation de sens en fonction des univers qui l’emploient, savants ou communs [28]. Mais l’autre difficulté majeure qui existe pour donner au terme de camp une signification cohérente et stabilisée est qu’elle peut apparaître comme « trop erratique pour permettre d’appréhender des phénomènes différents » [29].

Le camp des anthropologues

SOMMAIRE

Des anthropologues ont analysé les modes de répartition et les systèmes de classement par les organisations gestionnaires des populations des camps de réfugiés contemporains  [30]. Ils y ont vu un lieu contemporain de la redéfinition des catégories d’appartenance et des manières de faire une ville, de la sociabilité et de la citoyenneté. Il est difficile pour des chercheurs travaillant en Afrique ou en Asie de pas être confrontés à des populations en mouvement sous contrainte et qui sont regroupées parfois en masses immenses pour des durées plus ou moins longues dans des lieux quasi clos et séparés  [31]. On peut évoquer les camps palestiniens, dont certains existent depuis 1948, mais des situations identiques se sont développées en Asie et en Afrique  [32]. Les géographes également ont entrepris d’étudier l’impact spatial et environnemental de ces immenses collectivités humaines des villes de tentes de réfugiés  [33].

Mais si l’histoire et la philosophie, l’anthropologie et la géographie se sont intéressées aux camps du XXe siècle ce n’est pas le cas de la sociologie. C’est un peu comme s’il n’y avait pas de paradigme sociologique disponible pour étudier les camps. L’argument du lointain pourrait expliquer ce non-intérêt. On ne saurait se contenter de cette explication et cette absence, à quelques rares exceptions près, pose problème. Les domaines classiques de la sociologie, comme ceux de la déviance ou de la prison, n’abordent pas, ou seulement de manière marginale, cet aspect lorsqu’ils évoquent les techniques répressives d’enfer-mement. De la même manière les sociologues de la ville, des migrations ou de l’exclusion n’incluent pas les camps dans leur domaine de recherche.

Ces dernières années, seul Michael Pollak a proposé une approche sociologique de l’expérience des déportés  [34]. Cela tient au fait qu’appréhender le camp en sociologue oblige à une investigation scientifique périlleuse, marquée à la fois par les difficultés d’enquêtes propres à l’objet et par le risque d’enfermement dans une logique de la désoccultation d’un non-dit politique et social. Cette démarche s’affronte au danger de la révocation en doute a priori (« vous comparez des choses incomparables  [35] ») et au risque d’être soit instrumentalisée et renvoyée à une position idéologique illégitime (« vous confondez science et activité militante »), soit réduite à une simple dimension de révélation scandaleuse d’un fait divers oublié (« Ah bon  ! Il existait un camp à Saint-Hippolyte  ? Je connais bien le village car je m’y rends en vacances »), les trois positions n’étant pas exclusives les unes des autres. Bien que les historiens aient tenté de la neutraliser, cette thématique – le mot même de camp – reste un enjeu de luttes idéologiques et politiques, qui enserrent le débat entre repentance et révisionnisme, entre commémoration officielle et réappropriation des mémoires collectives. Le contexte est, en France mais pas seulement, lourd de contentieux sur les questions liées à l’esclavage, à la colonisation et à l’histoire postcoloniale. L’un des principaux obstacles à cette constitution des camps d’étrangers comme objet de recherche tient donc à l’usage du terme lui-même.

Origine et étymologie du terme

SOMMAIRE

La difficulté de définition du concept de camp d’étrangers est triple. Elle tient d’abord au fait que le terme de camp a eu des significations changeantes dans le temps. Ensuite son usage dans l’expression « camp de concentration » est désormais étroitement corrélé à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah. Enfin, ses usages profanes dans des registres très disparates suscitent encore de nos jours des polémiques à répétition.

La signification du terme de camp est en effet particulièrement changeante. Son usage pour décrire le regroupement forcé de populations s’est généralisé depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle et notamment avec la mise en œuvre de cette technique lors de la guerre des Boers. Depuis le terme est présent dans de nombreuses langues pour rendre compte d’une multiplicité de formes d’occupation de l’espace, qui ressortiraient toutes au final de la forme Camp. Cette hégémonie linguistique, fréquente pour les termes techniques, n’est guère contestée que par le vocable allemand de Lager que l’on trouve dans Stalag et dans son dérivé russe de Goulag qui est en fait le nom de la direction des camps soviétiques (les camps de travail sibériens de l’époque tsariste avaient pour nom les Katorga et étaient intégrés au système judiciaire normal). Le terme allemand signifie couche ou lit et, par extension, gîte mais aussi camp, chantier, entrepôt voire sédiment  [36]. Si Lager a une connotation de stockage allongé (lage, lagern), le terme en français sous-entend une position dressée comme dans le verbe « camper ». En afrikaans le terme de Laager a une signification de protection. Il désigne historiquement le cercle formé par les migrants Voortrekker avec leurs chariots pour repousser les assauts des armées zoulous et dans l’imaginaire politique raciste correspond à la défense de l’identité blanche.

À l’origine le terme de camp, emprunté fin XVe à l’italien campo, a le sens de terre labourable et s’emploie indifféremment avec celui de champ. Puis il prend le sens de terrain où une armée s’arrête et plante ses tentes. La proximité entre les deux termes s’entend encore dans des expressions comme « prendre le champ », « sur le champ », « à tout bout de champ », « champ de mars »  [37]. Si leur étymologie est commune, l’un, camp, a pris le sens d’un espace clos ou du moins défendu alors que l’autre, champ, a conservé l’acception d’ouverture en lien avec la campagne. Le terme a été employé depuis le Moyen Âge dans les expressions de duels et de tournois, puis, à l’époque moderne, dans le lexique militaire avec souvent une acception de situation provisoire comme dans « camp volant » qui désigne au propre une troupe légère ou au figuré « celui qui n’est pas casé de manière définitive » voire « un homme sans domicile fixe »  [38]. C’est aussi le cas avec le terme de « lit de camp », qui désigne un petit lit qui « se démonte et que l’on transporte où l’on veut », ou encore « lit de corps de garde composé de planches inclinées sur lesquelles on pose des matelas ». Roger Brunet souligne l’acception de stérilité du camp militaire qui est coupé de son environnement et que l’on peut repérer dans la filiation étymologique castrum, castrer, château  [39].

Le sens contemporain le plus évident du mot est celui de camp de prisonniers, de concentration, de travail, de réfugiés ou d’hébergement. Que ce soit comme prison ou en tant qu’asile, il s’agit d’une forme d’aliénation pour des personnes que l’on ne veut pas voir ailleurs ou qui ont été chassées. Très proche de ce sens l’expression camp de nomades peut être considérée comme un espace d’assignation ou d’accueil provisoire de groupe itinérant. Dans ce cas il n’est pas clos et s’apparente à un campement. On retrouve aussi le terme dans les formules camp de loisir, de tourisme, de vacances. Il est alors bien délimité mais largement ouvert à des groupes qui ont choisi une mobilité temporaire ou une exposition volontaire à des conditions de vies sommaires (camp de survie ou d’entraînement). Les mots de camping et de campus dérivent en partie de ce sens. C’est la signification de nombreuses expressions anglo-saxonnes. La dureté des conditions comme situation formatrice ou rédemptrice se retrouve dans les camps de redressement d’adolescents (appelés parfois Boots Camps ou centres fermés).

Le camp de concentration  : un mot malade

SOMMAIRE

L’usage est contesté, y compris quand les camps sont explicitement nommés ainsi par les autorités, à la fois parce que le fait de « concentrer » des populations ne relève pas toujours des mêmes logiques et que les camps de concentration ne sont pas immuables dans le temps ni semblables selon les pays. Le début du phénomène moderne des camps date de ceux mis en place par les Anglais en Afrique du Sud durant la guerre de Boers à partir de 1901 visant à éliminer les possibles soutiens à la guérilla. Ces camps qui reçurent l’appellation « de concentration » ne s’intègrent pas dans un projet d’extermination, en dépit de très mauvaises conditions de vie des populations concernées et de leur fort taux de mortalité. Ils ne sont pas secrets et leur fonctionnement ne dure que le temps du conflit. C’est pour cela que le titre de l’ouvrage de Jean-Claude Farcy est critiqué car il conserve aux camps français de la Première Guerre mondiale leur qualificatif de « concentration  [40] » alors que la signification de l’expression a radicalement changé, notamment depuis la parution en 1946 de l’ouvrage de David Rousset L’univers concentrationnaire  [41]. « Les camps nazis sont si présents dans nos esprits qu’un lecteur pressé peut penser qu’il y a eu en France, pendant la Grande Guerre, un système concentrationnaire. Car le camp nazi est devenu, à juste titre, la référence du mal absolu, à l’aune duquel se mesure chaque situation d’internement  [42]. » C’est pourquoi il faut distinguer nettement les camps d’internement de ceux de concentration d’une part et des centres de mises à mort d’autre part. La définition du camp de concentration donnée par le Petit Robert « un lieu où l’on groupe, en temps de guerre ou de troubles politiques, sous la surveillance des autorités de guerre militaires ou policières, les suspects, les étrangers et les nationaux ennemis » a elle aussi été remise en question. La spécialiste du système concentrationnaire nazi, Olga Wormser-Migot, auteur de L’ère des camps  [43], s’insurgea lors de la parution de cette définition, considérant qu’elle « excuserait les camps par les troubles politiques ou la guerre ». Certains camps liés aux troubles et à la guerre ne font pas partie du phénomène concentrationnaire. Apparaît cependant dans les premiers camps soviétiques l’idée de rééducation par le travail et progressivement de nouvelles fonctions sont dévolues à ces espaces économiques, et politiques surtout, qui atteindront leur développement maximal avec les camps chinois du Laogaï  [44].
Le camp est devenu, notamment en association avec le terme de concentration, un « mot malade  [45] ». « Les camps, dits de concentration, quoique recouvrant ici et là des réalités non superposables, sont partout ». Une première définition descriptive fait du camp « terrain rapidement et sommairement équipé, le plus souvent clos hermétiquement, où sont regroupés en masse, dans des conditions précaires et peu soucieuses de leurs droits élémentaires, des individus ou des catégories d’individus, supposés dangereux ou nuisibles  [46] ». Le camp est supposé être temporaire et destiné à faire face à un afflux massif de personnes consécutif à une crise majeure, ce qui explique le caractère sommaire de l’installation. Il matérialise le domaine de l’arbitraire et vise les masses à travers un individu collectif car sa fonction est de regrouper des membres d’une catégorie perçue comme suspecte par définition et responsable collectivement. Une deuxième définition systémique distingue six fonctions du camp de concentration comme catégorie centrale du phénomène concentrationnaire totalitaire que l’on retrouve avec le Konzentration Lager nazi, le Goulag soviétique et le Laogaï chinois dans lesquels on avilit, rééduque, fait travailler et anéantit. Il isole à titre préventif, punit et redresse par des mesures d’éducation, terrorise la population civile, exploite une main-d’œuvre, participe à la refondation du monde social par l’élimination des éléments considérés comme nuisibles, et il est prévu pour durer.

À l’inverse, les camps d’étrangers n’ont pas pour vocation de détruire mais d’expulser ou, en attente de l’éloignement ou à défaut, de mettre à l’écart. Ils ne visent pas des masses mais des catégories parfois suspectes parfois simplement marginalisées. Ils se distinguent donc nettement de ceux d’extermination, mais également de concentration, qui participent in fine d’un projet de destruction des individus et des groupes « ennemis » dans les régimes totalitaires, en ce qu’ils consistent avant tout à isoler temporairement, à empêcher, à retarder ou à restreindre les contacts avec le reste de la population. L’internement des étrangers peut permettre une exploitation de la main-d’œuvre mais toutes les fonctions évoquées précédemment ne s’appliquent pas, et en tout cas rarement, en même temps.

Depuis la fin des années 1990, les polémiques sur les usages du terme de camp ne se sont pas estompées, bien au contraire. Durant la guerre civile en Yougoslavie, l’usage du terme de camp participe de la réactivation du « schéma de lecture donné par le génocide juif  [47] ». Les correspondances faites entre la Seconde Guerre mondiale et le conflit yougoslave ont fonctionné comme une trame événementielle rendant l’existence de ces camps probable et crédible malgré les informations lacunaires. La Bosnie tout entière a pu être décrite métaphoriquement comme un « camp de concentration ».

L’usage contemporain du terme  : un mot militant

SOMMAIRE

Lorsqu’il s’agit de dispositifs et de procédés actuels, de lutte contre les migrations, de protection sanitaire, de « guerre contre le terrorisme » ou la criminalité, les camps d’étrangers semblent pouvoir n’être qu’un prétexte à un réquisitoire non scientifique. L’emploi du mot de « camp » par des associations comme la Cimade, l’Anafé et Migreurop  [48] à propos des lieux actuels d’internement et de regroupement forcé de populations étrangères en France et en Europe comme les zones d’attente et les centres de rétention, d’accueil ou d’hébergement, a elle aussi été comprise comme une dénonciation. Les détracteurs de cet usage considèrent ainsi que la charge de scandalisation du terme fait courir un risque de simplification, de banalisation et d’amalgame. Mais on peut rétorquer que cela s’intègre dans une lutte d’influence des ONG avec les gouvernements. Des lieux d’accueil d’étrangers comme le centre d’accueil de Sangatte en France, de rétention de migrants dans l’île de Lampedusa en Italie ou de répression d’« ennemis combattants illégaux » comme les camps « Delta » et « X Ray » à Guantanamo (Cuba) peuvent en effet être considérés comme des éléments d’une stratégie de communication des États, qui les installent pour adresser des messages de fermeté et de détermination politique à l’égard des opinions publiques nationales ou internationales, en temps de paix pour les deux premiers et de guerre pour le second. Ces sites sont l’objet d’une succession de déclarations, procès, faits divers et révélations qui en dépolitisent progressivement l’existence. Les pratiques administratives attentatoires aux libertés individuelles sont plus aisément adoptées dans les différents pays occidentaux dans le cadre de leur lutte contre l’immigration. C’est le cas par exemple avec la politique de détention obligatoire (Mandatory Detention), sans limite de durée dans des camps spécialisés, de tout étranger y compris demandeur d’asile entrant sans visa en Australie. Cette politique combinant la répression par la détention et l’octroi d’un visa de protection temporaire a été très populaire mais a déclenché d’importantes controverses sur la légalité des procédures  [49]. La situation concernant l’usage du terme est celle-ci  : d’un côté des mouvements de soutien aux étrangers, contestant le principe ou les modalités de ces politiques répressives, utilisent le mot de camp pour décrire les lieux de détention extra-pénitentiaire des étrangers  ; de l’autre les autorités refusant farouchement tout rapprochement entre les dispositifs de rétention des étrangers rendus illégaux et la notion de camp.

Nouvelles polémiques depuis le 11 septembre

SOMMAIRE

Depuis le 11 septembre les polémiques ont rebondi. Peut-on dire que le centre de Sangatte est un camp dans la mesure où il n’est pas absolument clos  ? À quelle catégorie d’espace doivent être associés les camps-prison de Guantanamo  ? Est-ce qu’il s’agit de situations exceptionnelles et les pratiques qui s’y développent (tortures, humiliations, infra-droit) sont-elles des excès et des débordements impossibles à généraliser  ? Ces espaces et ces agissements hors normes et parfois hors-la-loi peuvent-ils au contraire être compris comme des prolongements des techniques ordinaires et des normes acceptées de traitement social, de maintien de l’ordre et de détention dans les institutions « normales » comme les prisons, les hôpitaux, les centres sociaux  ? C’est une thèse développée par certains chercheurs qui établissent une continuité entre les cadres juridiques et les comportements quotidiens des personnels du complexe pénitencier américain et les camps de prisonniers des guerres asymétriques, (usage banalisé de la violence, déshumanisation, exactions multiples) [50].

Dans le même temps l’actualité mondiale laisse apparaître d’autres types de regroupements contraints, comme en Chine ou dans les pays du Golfe Persique par exemple, avec des cités-camps de travail géantes pour des migrants dont les passeports sont confisqués. L’existence de camps de travail en Italie gérés par la mafia a récemment été révélée [51]. Dans le langage commun les noms de camp sont également l’objet d’une grande variété d’usages. Un officier de la gendarmerie française a qualifié un rassemblement teckno de « Guantanatek » comme contraction de Guantanamo et Tecknival. Une polémique est née dans les années 1990 de l’utilisation de l’expression « camp de concentration » par une exposition itinérante aux États-Unis à propos des centres de « relocation » des Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale  [52]. Cette association et ce rapprochement des termes ont été dénoncés comme ressortant d’un révisionnisme car ils ne distinguent pas la mesure de d’éloignement des Nippo-Américains des sévères procédures d’internement qui touchaient, durant la même période, les Allemands présents aux USA et tendent in fine à comparer le programme des camps nazis et la politique américaine envers les Japonais et les Américains d’origine japonaise  [53].

Pour conduire une réflexion scientifique sur le confinement des étrangers dans des camps il est donc nécessaire de différencier ceux-ci, d’abord de ceux de concentration et d’extermination mais aussi d’autres institutions d’enfermement. Une fois envisag