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Le refus de l’allaitement et le sevrage tardif : deux défis sociétaux pour les femmes occidentales

Evelyne Josse, 2021
Chargée de cours à l’Université de Lorraine (Metz)
Psychologue, psychothérapeute (EMDR, hypnose, thérapie brève), psychotraumatologue
http://www.resilience-psy.com

Aujourd’hui, l’allaitement maternel est vivement recommandé. Toutefois, certaines mamans font le choix de ne pas allaiter. Qu’en pensez-vous en tant que psychologue ?

Je voudrais rappeler que l’allaitement est un phénomène construit socialement en constante évolution. L’histoire de l’allaitement est liée au contexte social, culturel, économique, philosophique, scientifique… Allaiter ou ne pas allaiter, allaiter combien de mois, allaiter à la demande de l’enfant ou à des heures préconisées par le personnel soignant ou choisies par les parents, allaiter en public ou uniquement à l’abri des regards, tout cela diffère d’une culture à l’autre et pour une même culture, des différentes époques de son histoire. Par exemple, l’allaitement est recommandé aujourd’hui parce que la science a mis en lumière les bienfaits du lait maternel sur la santé du bébé ; dans les pays pauvres, le sevrage tardif est justifié par des impératifs économiques ; le nourrissage au biberon a été rendu possible par l’invention du lait infantile fin du XIXe siècle ; dans le contexte social des années 1960, le biberon symbolisait la libération de la femme, celle-ci n’était plus reléguée au rôle de mère, elle pouvait avoir une vie personnelle, mener une carrière professionnelle, etc.

L’important ne réside pas dans le fait d’allaiter ou de ne pas allaiter, mais dans la manière dont la mère, le père, l’entourage proche et la société perçoivent et réagissent par rapport à l’allaitement. Bien entendu, loin de moi l’idée de remettre en cause les recommandations émises par l’Organisation Mondiale de la Santé concernant l’allaitement maternel. Pour rappel, l’OMS préconise le maternel exclusif pendant les six premiers mois de la vie, et la poursuite de l’allaitement jusqu’à l’âge de 2 ans, voire au-delà en fonction du souhait des mères. Il est vrai que le lait maternel est sain pour la santé physique de l’enfant et qu’il favorise l’établissement du lien d’attachement entre mère et maman… mais à l’unique condition que la mère ait choisi cet allaitement et qu’elle se sente confortable avec le fait d’allaiter !

Certes, certaines mères apprécient le fait de nourrir leur enfant au sein ; elles savourent ces moments d’intimité avec leur enfant. Pour d’autres, c’est un véritable pensum, une corvée, un esclavage ! Elles ont des douleurs aux seins ; elles craignent que le bébé ait insuffisamment mangé ; lorsque leur nourrisson tête peu ou lentement, elles perdent de longues heures en allaitement ; elles doivent jongler avec l’organisation de la maison pour être disponible aux heures des tétées ; elles souffrent d’être contraintes de devoir renoncer temporairement à leur carrière professionnelle et à leurs loisirs ; elles s’irritent de devoir se priver d’alcool ; elles sont rebutées à l’idée de donner le sein devant la famille, des amis et plus encore devant des étrangers, etc.

Une maman stressée n’offre pas le soutien adéquat dont l’enfant a besoin. Pour mieux comprendre cela, penchons-nous sur les recherches actuelles en neurosciences. Les nourrissons pleurent parce qu’ils ont faim, parce que leur couche est souillée, parce qu’ils ont mal, parce qu’ils ont froid, etc. C’est dans les bras d’un adulte bienveillant qu’ils se calment. Ils sont incapables de s’apaiser par eux-mêmes ; ils ne trouvent le réconfort que dans le lien avec un adulte rassurant. Les structures de leur cerveau en charge de gérer les émotions, à savoir le cortex préfrontal, ne seront à pleine maturité que lorsqu’ils auront 20-25 ans. Ces structures donc sont matures bien après celles qui génèrent les émotions. Les parents sont, pour le nourrisson, une sorte de cortex externe, une prothèse corticale pourrait-on dire. Ils constituent un moyen de régulation pour le bébé, un frein par rapport à l’accélérateur que sont ses émotions. Ce qui lui permet de se réguler nerveusement et émotionnellement, ce sont ses parents. Ce qui va permettre la régulation, ce sont les comportements et les attitudes des ces derniers : parler d’une voix mélodieuse, pencher la tête, regarder le bébé, lui sourire, le caresser, le bercer, lui chanter une berceuse, etc.

Une maman stressée, énervée, inquiète ou frustrée communique son stress à son bébé parce que sa voix change – elle devient plus aiguë – ; elle est moins encline à lui sourire – et lorsqu’elle le fait, seule sa bouche est sollicitée, ses yeux ne plissent pas – ; ses gestes se font plus brusques, etc. Ses capacités à réguler sont enfant sont inévitablement altérées par son stress ou son mal-être. Mieux vaut donc une maman épanouie qui n’allaite pas, mais donne le biberon en étant souriante et détendue ou qui se montre disponible pour lui à d’autres moments qu’une mère contrainte à l’allaitement et qui, pour une raison ou une autre, en éprouve du déplaisir. Le lien d’attachement ne se réduit pas fort heureusement au moment des repas et au mode d’’alimentation ! Une maman peut être très proche de son enfant et établir un lien d’attachement sécurisant sans pour autant l’allaiter. Il faut cesser de culpabiliser les mères et d’idéaliser l’allaitement !

Que vous pensez de l’allaitement tardif, au-delà des deux ans de l’enfant ? Y a-t-il un risque pour le développement des compétences sociales ? Autrement dit, à quel moment il vous semble pertinent de savoir s’arrêter d’allaiter ?

Avant de répondre à la question proprement dite, je voudrais rappeler que si l’on se place du point de vue de la santé physique, dans nos sociétés, l’allaitement est généralement interrompu précocement ; l’allaitement tardif fait plutôt figure d’exception. En effet, parce qu’elles reprennent leurs activités professionnelles, un grand nombre de mères cessent l’allaitement alors que le bébé n’a que trois mois. Si certaines continuent à donner leur lait à leur bébé et poursuivent par le tire-allaitement, ce n’est pas le cas de toutes. Il faut savoir que le bébé naît avec les anticorps que lui a donnés sa mère durant sa vie fœtale. C’est très important parce que ces anticorps le protègent des maladies infectieuses. Mais ces anticorps disparaissent du sang de l’enfant relativement rapidement, après environ trois mois. Lorsqu’une femme allaite, elle donne ses anticorps à son bébé par le biais de son lait, mais c’est justement à ce moment-là que l’allaitement maternel cesse pour de nombreuses femmes, c’est-à-dire au moment où l’enfant a le plus besoin de leurs anticorps.

Revenons à l’allaitement tardif. En fait, ce qui est considéré comme tardif dans notre culture occidentale semble tout à fait normal en Afrique, par exemple. Dans de nombreux pays africains, non seulement les mères allaitent longtemps leur enfant, mais souvent elles travaillent et dorment avec lui, elles leur donnent la tétée pour les réconforter et elles le laissent s’endormir au sein ! Pour autant, les enfants africains développent parfaitement leurs compétences sociales.

Si nous pouvons aujourd’hui raccourcir la période d’allaitement, c’est tout simplement parce que nous avons à notre disposition des laits de substitution ! Au regard de l’Histoire de l’humanité, le sevrage précoce est tout à fait récent ! À nouveau, la manière dont nous nous comportons et la perception que nous avons sont largement influencées, voir déterminées, par notre culture. Nous nous adaptons, du moins la plupart d’entre nous, à ce qui est attendu de nous. Lorsque nous contrevenons aux attentes de notre culture, notre comportement est perçu comme une difficulté d’adaptation, voire comme un trouble psychologique, ou comme une rébellion contre l’ordre établi, comme une position militante. Les mères qui allaitent longtemps sont parfois considérées par les psys comme pathologiquement fusionnelles, refusant de laisser leur enfant grandir ou s’autonomiser. On va jusqu’à entendre qu’elles prolongeraient l’allaitement parce qu’elles éprouveraient une sorte de plaisir sexuel à se faire téter les seins ! C’est parfois l’enfant qui est pathologisé parce qu’il réclame cet allaitement : il serait incapable de se détacher de sa mère ! Certes, certaines femmes peuvent entretenir un lien fusionnel pathologique avec leur enfant, et dans ce cas, leur volonté de maintenir l’allaitement au-delà de deux ans peut être le signe d’un trouble psychologique, mais force est de constater que ce cas de figure est rare. Les mères qui présentent un trouble mental, évidemment, ont besoin d’être soutenues et aidées par des soins de santé adéquats. En ce qui concerne les mères militantes, bien sûr, certaines défendent une position radicale par rapport au sevrage tardif. Mais là encore, ces mères ne sont qu’une minorité. Entre ces deux pôles, pathologie et militantisme, il existe de très nombreuses mères qui poursuivent l’allaitement et qui ne souffrent ni de troubles psychologiques ni qui défendent une position militante. Tout d’abord, les recommandations de l’OMS d’un allaitement jusqu’à 24 mois a fait prendre conscience au grand public des bienfaits de l’allaitement. Deuxièmement, nous revenons de plus en plus au naturel, nous prônons de plus en plus le bio, nous sommes soucieux de l’écologie, nous faisons attention à la qualité des aliments que nous consommons. Il est donc tout à fait normal que nous soyons soucieux de ce que nous donnons à manger à nos enfants, et cela, dès leur naissance. Il n’est donc pas étonnant que certains parents préfèrent le lait maternel aux laits infantiles jugés artificiels. En fait, de nombreuses mères ne font pas fait un choix préalable par rapport à la durée de l’allaitement ; peu d’entre elles optent d’emblée pour un allaitement tardif, mais lorsque l’allaitement se passe bien pour elles comme pour le bébé, elles peuvent prendre plaisir à prolonger ces moments privilégiés quelques mois de plus.

Notre société offre aux parents une fenêtre de choix étroite en ce qui concerne l’allaitement. Elle fait pression pour que les mères allaitent. Celles qui n’allaitent pas sont rapidement jugées ; on les traite d’égoïstes et on s’interroge sur leurs capacités maternelles. Si elles prolongent l’allaitement au-delà d’un an, on les suspecte d’entretenir une relation fusionnelle malsaine avec leur enfant dont elles compromettent à terme le développement. Il est important de réaliser que le modèle répandu dans notre société, à savoir un sevrage précoce – généralement avant un an -, et une dépendance de l’enfant aussi faible que possible à la mère, n’est qu’un modèle parmi de nombreux autres rencontrés sur notre planète.

Une fois encore, arrêtons de culpabiliser les mères… et de les infantiliser en pensant qu’elles sont incapables de savoir ce qui est bon pour elles et pour leur bébé. L’important n’est pas d’allaiter ou non, d’allaiter longtemps ou non ; l’important est que mère et enfant puissent établir une relation satisfaisante.

Je n’ai parlé que des mères, mais je voudrais rajouter que les pères sont aussi partie prenante de ce qui se joue par rapport à l’allaitement. Les décisions concernant l’allaitement sont souvent des décisions concertées avec le papa !

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