Relations entre journalistes et victimes, quel impact psychologique réciproque ?

Par leurs activités professionnelles, les journalistes couvrent des questions de société, dont les drames qui frappent les citoyens et leur communauté. Journalistes et victimes sont ainsi amenés à se rencontrer.

Les contacts avec des personnes en détresse peuvent-ils avoir des retentissements sur le psychisme des journalistes ? Les entretiens menés par les journalistes peuvent-ils avoir un impact sur les personnes en détresse ? C’est à ces questions que tentent de répondre cet article.

Des journalistes en souffrance au contact des victimes et de leurs proches

On peut se représenter le traumatisme comme un tremblement de terre dont l’attentat terroriste constitue l’épicentre. Les ondes de choc se propagent en cercles concentriques à partir de l’événement traumatisant tout en diminuant d’intensité à mesure qu’elles s’en éloignent. La victime directe se situe dans le foyer du séisme et les ondes de choc bouleversent progressivement son entourage ainsi que les intervenants qu’elle rencontre durant et après la crise.

La confrontation au chaos

La première onde implique les personnes en contact direct avec les victimes en situation de crise et dans son décours immédiat. Les journalistes dépêchés sur le lieu d’une catastrophe sont confrontés au chaos, aux personnes blessées ou décédées, aux destructions, aux victimes et à leur entourage en grande détresse, etc. Ces situations leur font éprouver des émotions intenses. À la longue, elles engendrent une surcharge émotionnelle à l’origine d’une forme d’épuisement professionnel nommé Stress Traumatique Secondaire. Ce trouble se manifeste essentiellement par un tableau clinique de type psychotraumatique proche de celui manifesté par les victimes directes : souvenirs répétitifs et envahissants à l’état de veille suivis dans le sommeil de cauchemars replongeant dans la vision des corps sans vie, des blessés hagards et des rescapés affolés, reviviscences de l’attentat vécu par les victimes tel que le journaliste l’a vu ou imaginé, évitements de tout ce qui évoque les événements meurtriers, hyperactivité neurovégétative se manifestant par de la tachycardie, des palpitations cardiaques, des oppressions respiratoires, des troubles du sommeil, des difficultés de concentration, de l’hypervigilance, des états d’alerte, des réactions excessives de sursaut, etc. À ces symptômes s’ajoutent des sentiments d’impuissance et un effondrement des croyances de base concernant les valeurs essentielles de l’existence (la sécurité, la paix, la bonté, la solidarité, la justice, la morale, la vie, le sens des choses, la religion, etc.). À ce te tableau clinique peut s’adjoindre un trouble anxieux ou un état dépressif.

L’impact des confidences des victimes sur le journaliste

La deuxième onde du traumatisme concerne les personnes intervenant dans un second temps, à distance de la crise. Parmi celles-ci, on compte les journalistes qui interviewent les victimes et leurs proches, plusieurs jours, semaines, mois, voire années après le drame, comme ce fut le cas en ce mois de septembre 2021, à l’occasion du vingtième anniversaire des attentats du 11 septembre et de l’ouverture du procès des terroristes responsables des attentats perpétrés à Paris le 13 novembre 2015. Ceux-là n’ont pas vécu ni été témoins des événements traumatiques, mais ils sont concernés par ces récits du fait de leur proximité émotionnelle avec les personnes concernées et avec leurs proches. En interviewant des personnes en détresse, ils sont confrontés à la souffrance mystérieuse des victimes, à leurs témoignages poignants ou à leur silence persistant.

Ces situations, qui leur font éprouver des émotions intenses, peuvent induire chez eux une souffrance psychologique, plus ou moins intense et plus ou moins tardive, appelée traumatisation vicariante ou traumatisme vicariant.

En 1988, Miller, Stiff et Ellis définissent le concept de contagion émotionnelle. Selon ces auteurs, il s’agit du processus affectif par lequel un individu observant l’expérience émotionnelle d’une autre personne répond de manière parallèle aux réponses actuelles ou anticipées de la personne en souffrance1. En 1990, McCann et Pearlman définissent une notion similaire, celle de la traumatisation vicariante, qu’ils entendent comme les changements profonds subis par le professionnel qui établit des rapports d’empathie avec les survivants de traumatismes et est exposé à leurs expériences2. Le terme « vicariant », issu du latin « vicarius », signifie « qui prend la place d’un autre », désigne un organe ou une fonction qui joue le rôle d’un autre organe ou d’une autre fonction déficients. Par extension, il désigne ce qui est acquis ou appris par observation. Quelques années plus tard, Saakvitne et Pearlman précisent que la traumatisation vicariante entraîne des changements cumulatifs qui surviennent chez le professionnel intervenant auprès de survivants d’incidents traumatiques3. Pour résumer, nous proposons la définition suivante : on entend par traumatisme vicariant les changements profonds et cumulatifs présentés par un sujet en contact avec des personnes en détresse et résultant de la surcharge émotionnelle induite par empathie ou sympathie.

Le traumatisme vicariant est marqué par une modification de la vision de soi et du monde : perte du sentiment de sécurité et de confiance, perte de la capacité à être en connexion avec les autres, désespoir, cynisme, désillusion, perte de l’estime de soi, négativité, tendance au blâme et identification aux victimes.

Pour créer un lien de confiance, les journalistes doivent faire preuve d’empathie envers les victimes et leurs proches en détresse, c’est-à-dire adopter vis-à-vis d’eux une attitude qui les rend capables de saisir ce qu’ils vivent émotionnellement. Face aux émotions violentes, le risque existe de glisser de l’empathie à la compassion et à la commisération. Ce faisant, les journalistes entrent en résonance avec le vécu de celles et de ceux qu’ils interrogent. Dès lors, ils ne sont plus seulement conscients des émotions de leurs sources, mais ils en sont atteints. Ils reproduisent ces émotions sans mesure, qui ne sont pas les leurs, mais celles d’autrui. Plus le degré d’exposition aux personnes en détresse est important, plus ils risquent de partager leur insécurité, leur tristesse, leur colère, etc.

Les témoignages poignants d’événements traumatiques sont porteurs de paroles « actives » possédant un potentiel traumatique. Ces récits ont la capacité de transmettre à ceux qui les entendent des émotions fortes telles que l’horreur, la peur, la terreur, l’angoisse, l’impuissance, la colère, les sentiments de culpabilité, etc. Ceux-ci sont mémorisés avec leur charge émotionnelle sous forme de films intérieurs qui constituent des pseudo-souvenirs pour les journalistes. Et ces pseudo-souvenirs sont actifs, tout comme le sont les vrais souvenirs, car les structures sous-corticales4 de notre cerveau ne discriminent pas ce que nous avons vraiment vécu de ce que nous avons seulement imaginé.

L’impact des questions des journalistes sur les victimes et leurs proches

Si le contact avec les personnes en détresse peut fragiliser l’équilibre psychique des journalistes, inversement, les rencontres avec les journalistes ne sont pas sans danger pour les victimes et leurs proches.

L’impact des questions posées par les journalistes peut être délétère. Le risque le plus important est celui de la réactivation du traumatisme. Notre cerveau ne traite pas les événements traumatiques de la même manière que les événements banals. Il existe dans notre cerveau un système inné qui traite les expériences que nous vivons. Toute nouvelle expérience est automatiquement triée et reliée à celles déjà conservées dans notre mémoire. Ainsi mises en lien avec ce que nous savons déjà, nous pouvons lui donner sens. Mais lorsqu’une personne est confrontée à un événement traumatique, elle produit des hormones de stress et un déséquilibre se produit dans son système nerveux. Le cerveau ne peut pas traiter correctement les informations liées à cet événement. Du coup, le souvenir de l’événement est maintenu dans son état brut et perturbant. Les images, les sons, les sensations physiques, les émotions, les pensées et les idées présents au moment de l’événement restent figés dans le temps, coincés dans une mémoire à part, dissociée de la mémoire fonctionnelle et adaptative. Les souvenirs traumatiques gardent ainsi toute leur fraîcheur en dépit des mois et des années qui passent.

Raconter stimule les processus mémoriels. Parler d’un événement traumatique le réactive tant d’un point de vue cognitif qu’émotionnel. Du fait de sa puissante charge émotionnelle, dépeindre crûment une expérience traumatique est susceptible de provoquer un état de conscience modifié spontané , un état dissociatif, de sorte que le sujet aura littéralement la sensation de revivre le drame au moment où il l’évoque. Attiser ainsi le traumatisme initial risque donc d’induire des effets iatrogènes et de perpétuer l’expérience morbide. Le syndrome de répétition spécifique du traumatisme (souvenirs intrusifs, flashbacks, cauchemars, conduites d’évitement, activation neurovégétative) peut s’en trouver renforcé.

Non seulement, ces réactivations du souvenir traumatique provoquent une bouffée symptomatologique au moment du témoignage et dans les jours qui suivent, mais elles accroissent également la rémanence de la trace mnésique traumatique. On pourrait donner l’image suivante : l’événement créé un sillon et chaque rappel creuse davantage le sillon. Chaque réactivation du souvenir le consolide de plus en plus dans notre cerveau ; ce souvenir devient ainsi de plus en plus pérenne, de plus en plus permanent. Les interviews risquent donc d’ancrer le traumatisme plus durablement.

Dans l’émotion d’un événement, prises au dépourvu, des victimes sont incapables de résister à la pression qu’exercent les journalistes, et répondent à leurs questions bien malgré elles. D’autres, alors qu’elles sont dans un état d’impuissance et de vulnérabilité, s’épanchent plus qu’elles ne l’auraient souhaité dans d’autres circonstances. Prises sur le vif, déroutées, elles ne sont pas préparées à l’interview et peuvent livrer des confidences qu’elles regrettent ultérieurement. Il arrive aussi qu’elles demandent que certaines informations restent confidentielles. Bien que la plupart des journalistes se montrent respectueux, d’autres, peu scrupuleux, trahissent leur confiance et divulguent leurs confidences sans vergogne. Les médias révèlent aussi fréquemment des renseignements personnels qu’ils ont obtenus par diverses sources et que les victimes auraient préféré garder secrets. En état de stress dépassé, les victimes peuvent être photographiées ou filmées, parfois à leur insu, hagardes, hébétées, incapables de s’exprimer, agitées ou agressives. Je me souviens d’un patient qui s’était vu au journal télévisé livide, le visage en sang, les traits tirés, les yeux exorbités par la peur, agité, nerveux, confus. Il avait eu du mal à se reconnaître. Il était horrifié par cette image qui le hantait. Il se disait gêné et honteux de s’être ainsi exposé au regard du public. Sous le choc, il n’avait pas senti la douleur et ignorait même qu’il était blessé. Il avait donné à voir quelque chose d’intime, à savoir sa personne en situation de vulnérabilité. Il me disait : « J’étais d’accord d’être interviewé, mais si j’avais vu ma tête, si j’avais réalisé que j’étais complètement confus, jamais je n’aurais été d’accord. J’étais en état de choc. Je n’étais pas moi-même à ce moment-là. » Cette image a participé à figer l’horreur de l’événement. De plus, les gens le reconnaissaient dans la rue. Il se sentaient stigmatisés, vu uniquement comme une « pauvre » victime. Il ne supportait plus le regard de compassion de ses voisins. Il se sentait en quelque sorte dépossédé de son histoire.

Les personnes en détresse exercent peu de contrôle sur la manière dont les journalistes choisissent de dévoiler au public leur récit et leur image. Elles peuvent avoir le sentiment que leurs propos ont été galvaudés ou dévoyés, que leur confiance a été trahie, que leur souffrance et leur vécu n’ont pas été respecté. Elles peuvent alors avoir l’impression qu’on leur a volé leur histoire et se sentir rabaissées au rang d’objet, objet à faire les gros titres, de l’audience, du tirage. Les ravages psychologiques peuvent être incommensurables.

Certains événements et circonstances semblent rendre les journalistes moins empathiques par rapport aux victimes. Ainsi, l’emballement médiatique qui suit un acte terroriste malmène parfois les familles des agresseurs. En effet, il n’est pas rare qu’elles soient assimilées aux agissements terroristes de leur enfant. Considérées elles-mêmes comme terroristes, elles ne bénéficient pas de la bienveillance réservée aux victimes ou aux endeuillés. Dès lors, les journalistes ont souvent peu de considération pour la souffrance des endeuillés et procèdent parfois à un véritable déballage au cours duquel les faiblesses des autres membres sont rendues publiques. Voici ce que m’ont relaté les parents dont les enfants se sont engagés dans la radicalisation violente : « Il y a quelque chose qui m’a révoltée. La famille venait juste d’apprendre par les médias que leur enfant était impliqué dans les attentats de Paris et qu’il avait été tué. La famille pensait que leur enfant était toujours en Syrie. Un journaliste a été sonner chez eux. La famille a demandé d’arrêter, mais il a continué. Ce ne sont plus des parents. Ces personnes n’ont plus aucun droit. Ils font tache. », « Même si on est le pire des parents au monde, on ne peut pas être considéré comme coupable de ce qui se passe, ni même comme des responsables. » Cette intrusion, vécue comme une agression, contribue à freiner le processus de deuil.

La rencontre avec un journaliste peut être aussi se révéler positive pour les victimes. Les victimes se sentent souvent abandonnées. Le fait qu’on s’intéresse à elles et à ce qu’elles ont traversé peut constituer à leurs yeux une reconnaissance importante. Certains ont d’ailleurs un besoin impérieux et inextinguible de rendre compte de leur expérience. Comme on peut le voir sur les étals des libraires, les histoires autobiographies malheureuses florissent. Par le biais de l’interview journalistique, le grand public sait ce qu’elles ont enduré, leur besoin de reconnaissance est reconnu, et ceci peut avoir un retentissement psychologique positif.

Malheureusement, ce besoin de reconnaissance peut mener à des dérives délétères. Par exemple, certaines personnes conservent tous les articles de presse concernant « leur affaire ». Un de mes patients m’avait ainsi montré un classeur où chaque article de presse le concernant était soigneusement classé dans une chemise plastifiée. Dans ce cas, le récit de la victime ne s’adresse plus à l’autre, au public, mais à elle-même. Elle est sous l’emprise non seulement du traumatisme, mais aussi de son propre statut de victime. Elle est en quelque sorte fascinée par la mise en scène de son drame, sa « spectacularisation »5, à travers les médias.

Une autre dérive possible, c’est l’instrumentalisation que des victimes peuvent faire des confidences qu’elles livrent aux médias dans le but de valoriser leur plainte, de défendre leur cause ou d’obtenir réparation.

Bibliographie

McCann I. L., Pearlman L. A. (1990), “Vicarious traumatization: A framework for understanding the psychological effects of working with victims”, Journal of Traumatic Stress, 3:2, 131-149.H.
Miller K. I., Stiff J. B., Ellis B. H. (1988), “Communication and empathy as precursors to burnout among human service workers”, Communication Monographs, 55(9), 336-341.
Pearlman L A., Saakvitne, K. W. (1995), “Treating therapists with vicarious traumatization and secondary traumatic stress disorders”, In C. R. Figley (Ed.), Compassion fatigue: Coping with secondary traumatic stress disorders in those who treat the traumatized, 150-177, NY: Brunner/Mazel. R
Romano H., L. Crocq L. (2010). Événements traumatiques et médias : quelles répercussions pour les sujets impliqués?. Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique, Elsevier Masson, 2010, 168 (6), pp.416.

Notes et références

  1. Miller K. I., Stiff J. B., Ellis B. H. (1988), “Communication and empathy as precursors to burnout among human service workers”, Communication Monographs, 55(9), 336-341.
  2. McCann I. L., Pearlman L. A. (1990), “Vicarious traumatization: A framework for understanding the psychological effects of working with victims”, Journal of Traumatic Stress, 3:2, 131-149.
  3. Pearlman L A., Saakvitne, K. W. (1995), “Treating therapists with vicarious traumatization and secondary traumatic stress disorders”, In C. R. Figley (Ed.), Compassion fatigue: Coping with secondary traumatic stress disorders in those who treat the traumatized, 150-177, NY: Brunner/Mazel.
  4. On entend par structures sous-corticales les régions du cerveau situées anatomiquement en dessous de la couche de cortex cérébral, et notamment, le système limbique, que l’on nomme souvent le cerveau émotionnel.
  5. Pour reprendre le terme d’Hélène Romano. H. Romano, L. Crocq. Événements traumatiques et médias : quelles répercussions pour les sujets impliqués?. Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique, Elsevier Masson, 2010, 168 (6), pp.416.