You are currently viewing Le procès des attentats terroristes, un bien ou un mal pour les victimes ?

Le procès des attentats terroristes, un bien ou un mal pour les victimes ?

Evelyne Josse

En cours de révision le 04/09/2022

Salah Abdeslam a déclaré : “Je voudrais dire que cette histoire du 13 novembre, elle s’est écrite avec le sang des victimes. C’est leur histoire. Et moi, j’en fais partie. Je suis lié à elles et elles sont liées à moi. ” Puisse les victimes parvenir à desceller leur destin du sien et de celui des autres terroristes.

Evelyne Josse

Après la vague d’attentats terroristes est venu le temps de la vague des procès. Le procès des attentats de Paris terminé, voici venus ceux de Bruxelles et de Nice.

Un tel procès, est-ce un bien ou un mal ? Un bien pour certaines victimes, un mal pour d’autres. Un mal nécessaire pour la plupart d’entre elles.

Un procès possible

Les victimes éprouvent généralement un sentiment d’injustice, de révolte et de colère lorsque la justice ne peut juger les criminels pour les actes horribles dont ils se sont rendus coupables. Ainsi, par exemple, la mort de tous les protagonistes impliqués dans les attentats du 11 septembre 2011 à New-York a avorté tout espoir de procès. Certes, hormis Salah Abdeslam, seul survivant du commando, les acteurs principaux des attentats de Paris et de Bruxelles sont décédés et leurs complices, en fuite ou présumés morts. Dans le box des accusés ne sont présents que ceux que l’on a souvent désignés de « seconds couteaux ». Rappelons toutefois que certains d’entre eux sont loin d’être des enfants de cœur. Quatre sont partis combattre ou se former en Syrie et sont revenus en Europe avec l’intention de commettre des attentats terroristes. Osama Krayem, par exemple, a participé, en Syrie, à l’exécution du pilote de l’armée jordanienne, brûlé vif dans une cage en janvier 2015 et projetait, semble-t-il, de perpétrer un attentat à l’aéroport de Schiphol. D’autres ont eu un rôle secondaire, mais sans leur concours, les terroristes n’auraient pas pu perpétrer leurs méfaits. Même si les principaux protagonistes sont absents, la tenue de ces procès permet d’élucider des questions restées jusqu-là sans réponse ou d’éclaircir des zones d’ombre, ce qu’attendent certaines victimes. Philippe Duperron, président de l’association de victimes 13Onze15 Fraternité-Vérité, dont le fils a été tué au Bataclan, confie : « J’attendais que le procès ait lieu parce qu’il représente pour moi une étape importante du processus de résilience. Sa tenue en soi est déjà la réponse à une attente. » (Dufour, 2022). Pour Caroline, dont le mari a été tué au Bataclan, la tenue d’un procès est tout aussi importante : « Quand j’ai appris qu’il n’y avait pas eu de procès pour certains événements tels que le 11 septembre, je me dis qu’il y a quelque chose d’inabouti. Comment va-t-on pouvoir reconnaître, réparer? Il y a une partie qu’on laisse un peu en suspend. Je trouve que ça doit être très très dur. »

Un procès qui donne une place aux victimes

La justice pénale française et belge, à l’instar de la justice transitionnelle [1]L’ONU définit la justice transitionnelle comme « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions … Continue reading développée depuis les années 1980 après des violences politiques de masse (dictature ou guerre civile), offre une place grandissante aux victimes de violences dans les procès. Elles ne sont plus entendues comme de simples témoins susceptibles de fournir des précisions sur les faits, ni comme des bénéficiaires de réparations administratives. Elles sont entendues dans leur douleur et leur récit ont un impact dans les décisions prises par les juges. Dans le procès des attentats de Paris, l’attention pour les victimes a été exceptionnelle. Pendant six semaines, plus de 350 d’entre elles sont venues déposer devant la Cour d’assises. Caroline, dont le mari a trouvé la mort au Bataclan, explique l’importance pour les victimes que leur soit octroyée cette place : « Il y avait quelque chose qui était compliqué pour moi de me dire que j’avais un lien avec ce procès, comme si c’était un sujet qui, à la limite, ne me concernait pas, comme si ce n’était pas vraiment notre histoire, c’était une histoire d’avocats, une histoire de juge. Mais quand on m’a dit « Tu peux témoigner », je me suis dit intérieurement : « Tu dois témoigner ». Et donc en fait, il y a eu pour moi une bascule quand j’ai appris que je pouvais témoigner. C’est une immense chance qu’on soit dans un pays qui quand il y a quelque chose de grave qui se passe, il y a quelque chose d’important qui répond. »

Il importe que le droit à un procès équitable s’exerce dans la justice antiterroriste, tant pour les parties civiles que pour les accusés, et ce, malgré l’immense charge émotionnelle. Ce droit est un droit fondamental protégé par la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantissent aux parties à des litiges judiciaires d’être jugées selon une procédure équitable. La France et la Belgique ont transcrit ces garanties de procès équitable au sein de leur législation nationale.

L’avant-procès

Tout d’abord, il a lieu de distinguer l’avant-procès, le procès et l’après-procès. Commençons par l’avant-procès.

Les réactions à l’approche du procès

Dès avant le début du procès, nombre de victimes sont à nouveau envahies, ou plus intensément, par les images et les bruits des attentats, voire par les odeurs, y compris la nuit, sous forme de cauchemars. Ces réminiscences surviennent spontanément, s’imposent en dépit de la volonté du sujet de les rejeter et provoquent une angoisse et/ou une détresse intense.

Le niveau d’anxiété augmente inévitablement de façon significative. Cette anxiété peut se manifester sous forme d’angoisse, d’attaques de panique ou d’anxiété généralisée. Cette anxiété pousse les victimes à éviter davantage tout ce qui leur rappelle l’événement comme, par exemple, se trouver dans un lieu fréquenté, se rendre dans une grande surface commerciale, se balader en rue, aller boire un verre dans un bistro, sortir écouter un concert, parler de l’attentat, regarder les informations, visionner un film où sont exhibées des armes, côtoyer des personnes dont le physique ou l’habillement rappelle celui des agresseurs, etc. Elles peuvent aussi avoir une impression renforcée que les attentats vont se reproduire, en particulier lorsqu’un bruit inopiné, une odeur (par ex. qui rappelle la poudre) ou une image (par ex., une viande rouge qui peut rappeler le sang) les ramène au drame qu’elles ont vécu. Par exemple, elles peuvent avoir des flashbacks, de brèves hallucinations leur donnant l’impression d’être ramenées au moment de l’événement, et les plongeant dans le désarroi.

L’anxiété a également des répercussions péjoratives sur le sommeil (difficulté d’endormissement, sommeil interrompu, agité ou non réparateur) et provoque de l’hypervigilance (surveillance inquiète de l’environnement, états d’alerte).

L’irritabilité et la colère peuvent être exacerbées, ainsi que les sentiments de culpabilité (par exemple, d’avoir survécu alors que d’autres sont morts).

Nombre de victimes présentent des symptômes dépressifs majorés allant de tristesse aux états dépressifs caractérisés avec idéation suicidaire. Plus qu’à l’ordinaire, elles se sentent accablées, sans espoir et dépourvues d’élan vital.

Certaines reprennent des somnifères, des anxiolytiques ou des antidépresseurs… ou consommeront davantage d’alcool ou de drogue. Le procès est long, même si les moments les plus pénibles interviendront en début et en fin de procès. Les nerfs sont mis à rude épreuve, en particulier pour les personnes qui ne veulent rater aucun débat.

Le procès

Participer ou non au procès

La question de la participation au procès se pose en amont des audiences. Certaines victimes, depuis l’annonce de la tenue d’une procès, sont fermement décidées à y assister, du moins à certains moments clé, d’autres se décident tardivement, à l’approche de la tenue des débats, prenant subitement conscience que c’est la dernière occasion de s’exprimer, d’autres se laissent convaincre d’y prendre part par leur entourage ou par les associations de victimes, d’autres font d’emblée le choix de ne pas se rendre au tribunal, d’autres encore sont indécises.

Les parties civiles qui participent au procès le font pour témoigner pour elles-mêmes ou pour celles et ceux qui ne peuvent pas le faire, pour que leur vécu soit reconnu par leur entourage, pour s’adresser aux accusés, pour rendre hommage aux morts, leur donner un visage et une identité, pour soutenir d’autres victimes, pour ne pas se consumer de regrets ou pour ne pas se morfondre de culpabilité, plus tard, de ne pas avoir été présente. « Notre participation au procès des attentats de Paris allait de soi. Pour moi, j’éprouvais le besoin de me confronter aux « terroristes », de les regarder droit dans les yeux. Une chose était claire, ils avaient fait intrusion dans notre vie et l’avait bouleversée. Puis, surtout, je ne supporte pas l’idée de savoir qu’une chose qui me regarde se passe en dehors de moi. », explique Nadia, la maman d’une jeune femme dont la vie a été fauchée sur la terrasse du café restaurant La Belle équipe. « Passer à la barre, c’était rendre un peu vivantes les personnes qui n’avaient plus leur voix et se rendre mieux compte, finalement, de ces vies perdues, de qui étaient ces personnes. C’était pour moi évident que je devais donner sa place à mon mari à ce moment-là. C’était comme une mission. » raconte Caroline. La présence des victimes aux audiences est régulière ou non. Nadia a fait le choix d’y assister le plus souvent possible : « J’avais décidé de le suivre avec assiduité, de ne manquer aucune audience. Quand je n’allais pas au Palais de Justice, je suivais le procès à la maison grâce au dispositif de la webradio mis en place pour les parties civiles. Il s’agissait d’être au plus près de l’information. J’étais partie prenante de ce procès qu’on présentait comme « historique ». » Caroline, quant à elle, avait besoin de retrouver son équilibre et de vivre des moments en dehors du procès : « Il aurait fallu pouvoir limiter le travail, mais pour moi, le travail, c’est vraiment mon équilibre. Donc, je pouvais vraiment m’investir, me plonger dans mon travail, être dans cet équilibre-là, puis, ensuite, retourner dans cet aspect-là, dans le procès. »

Celles qui posent le choix de se tenir à l’écart du procès le font parce qu’assister aux audiences réveillerait de douloureuses blessures, parce qu’elles sont indisponibles, parce qu’elles sont éloignées géographiquement du tribunal ou parce qu’elles craignent que l’effervescence autour du procès des attentats ne provoque une émulation terroriste chez des individus agissant isolément, avec peu de moyens opérationnels, inconnus des services de police ou des renseignements, comme ce fût le cas à Paris le 25 septembre 2020. Alors que se tenait le procès de l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo, Zaheer Hassan Mahmoud, un Pakistanais de 25 ans, a attaqué au hachoir et blessé grièvement deux personnes près des anciens locaux de l’hebdomadaire satirique. Ignorant que le journal avait déménagé dans un lieu tenu secret, il pensait s’en prendre à ses employés. Le suspect n’était pas fiché S[2]Fiche signalétique concernant une personne soupçonnée de visées terroristes pouvant menacer la sûreté de l’État. Les fiches S sont une des sous-catégories du fichier des personnes … Continue reading (Sûreté de l’Etat), ni FSPRT (fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste) et n’avait pas suivi d’entraînement à l’étranger. Ces victimes suivent le procès via les médias ou non.

Celles qui sont indécises se demandent si leur participation présente un intérêt. D’autres sont tiraillées entre des désirs contradictoires : participer aux audiences pour apporter leur témoignage et les fuir parce qu’elles pensent qu’elles n’auront pas la force de traverser cette épreuve.

Le choix de participer ou non peut évoluer au cours du temps. « Avant mon témoignage à la barre, c’est comme si c’était vraiment impossible de me rendre au procès. Je n’en avais pas la capacité. Je ne voulais rien entendre. J’avais l’objectif d’arriver à accomplir cette mission que je m’étais fixé de rendre justice à mon mari, de trouver les bons mots pour parler de lui. Ensuite, en revanche, une fois que j’étais passée à la barre, j’ai eu besoin d’entendre les autres et j’ai regretté d’avoir loupé beaucoup de témoignages. Pour combiner le travail et le procès, quand j’avais un moment, je me branchais sur la webradio. Je n’ai pas écouté autant que maintenant, j’aimerais pouvoir réécouter. J’avais la sensation de devoir être là, de devoir être à cette place, de devoir être quelque part dans le processus, même si ce n’était qu’en me branchant sur la web radio, comme si en faisant cela, je soutenais l’idée du procès, je soutenais mon avocat ou l’équipe d’avocats et je soutenais l’idée de la justice. Bon, je ne servais pas à grand-chose, mais voilà, c’est aussi l’idée du collectif. », explique Caroline.

Les moments les plus difficiles

La présence des accusés, les témoignages, les avis des experts, les photos (par ex., les photos du carnage au Bataclan), les enregistrements audios (par ex. la bande son au Bataclan), les vidéos, mais aussi les hommes en armes qui assurent la sécurité autour et au sein du palais de justice, tous ces éléments sont des déclencheurs potentiels susceptibles d’accroître ou de réveiller la souffrance traumatique des victimes, y compris de celles qui ont dépassé le trauma grâce, par exemple, à une thérapie réussie. Le battage médiatique autour de ces procès sans précédent contribue, lui-aussi, à rappeler aux victimes leur infortune.

Les procès des attentats se déroulent sur une longue période de plusieurs mois. Toutefois, certaines phases se révèlent plus à risque de soulever des émotions pénibles chez les personnes concernées, à savoir la première entrée dans le Palais de Justice, lorsque les parties civiles témoignent, lorsque les auteurs s’expriment et lorsque la Cour fait son réquisitoire.

Pour Caroline, « Les moments difficiles, ça a été cette première confrontation, cette proximité avec les accusés et la première fois où je suis rentrée dans la salle où le procès avait déjà commencé. » Nadia nous illustre, elle aussi, quelques-uns des moments les plus difficiles : « Au cours des audiences, il y a eu des moments qui nous touchaient à titre personnel sans que l’assistance ne puisse se douter du drame intime que nous étions en train de vivre mon fils, ma sœur et moi. Par exemple, la projection sur écran des images d’Abaaoud, dans le métro de la croix de Chavaux, quand il tente de passer le portillon. Ces images me seront insupportables. Je connais très bien cette sortie, celle de la place du marché. Cela fait dix ans que je l’emprunte lorsque je vais chez ma sœur. J’ai cessé de passer par là, car l’empreinte de l’assassin de ma fille est tenace. » Elle nous livre un autre exemple : « Dans une plaidoirie liée à une partie civile de la Belle équipe, je reconnaitrai ma fille et son compagnon dans cette phrase : « Il y avait un couple amoureux près de nous, très amoureux ».

Les personnes les plus à risque

Il existe de grandes différences entre individus dans la façon d’exprimer leurs sentiments et de faire face à la souffrance. Les réponses varient d’une personne à l’autre et dépendent de leur personnalité, de leurs antécédents et bien entendu, de leur degré d’exposition aux attentats.

Les sujets les plus à risque d’être réactivés sont les personnes présentes au moment des faits, blessées et indemnes (plusieurs se sont déjà suicidées), les otages, les proches de victimes blessées ou tuées, les civils qui se sont portés au secours des blessés (plusieurs d’entre eux se sont suicidés), les pompiers, les forces de l’ordre ainsi que les équipes mobiles d’aide médicale urgente et de réanimation. Sans oublier les familles des terroristes. Il n’est pas rare qu’elles soient assimilées aux agissements meurtriers de leur enfant. Considérées elles-mêmes comme terroristes, elles se voient souvent confrontées à l’opprobre et au rejet de la communauté. Les victimes directes d’autres attentats, comme ceux de Bruxelles ou de Strasbourg, risquent, elles aussi, de voir leurs blessures se rouvrir. Cette liste n’est malheureusement pas exhaustive.

Les réactions

Les traumatismes

Les procès sont indispensables. Un procès a pour but de reconnaître les victimes comme victimes, c’est-à-dire de reconnaître qu’elles ont subi un dommage. Les victimes ont besoin d’être entendues et reconnues, mais ces procès ont un prix psychologique. C’est un mal nécessaire en quelque sorte. Caroline témoigne de la plongée dans le traumatisme suscitée par la préparation de sa déposition à la barre :  » Ce que je n’avais pas anticipé, c’est que ça allait être véritablement une plongée au cœur du traumatisme. Pour parler à la barre, on doit dire ce qui s’est passé. On est obligé de retourner au plus près de ce qui s’est passé et de reconvoquer toutes les émotions qui ont été là. Quand on a fait un parcours où on se sentait plus en équilibre – moi, j’avais fait un chemin thérapeutique – il y a quelque chose qui s’entrechoque complètement entre présent et passé, parce que malgré tout, il y avait quelque chose qui commençait à se mettre dans le passé. Et là, c’est une réactivation vraiment désagréable. Je ne pouvais qu’observer que ça venait vraiment happer, chercher, toutes les émotions, les pensées et les sensations les plus désagréables que j’avais déjà connues. Ça, vraiment, ça m’a malmenée. »

Si témoigner peut réveiller le vécu traumatique propre à la personne, écouter les autres raconter des détails ou des faits, jusque-là ignorés, peut créer de nouvelles souffrances. Les auditeurs mémorisent les paroles entendues avec leur charge émotionnelle (peur, angoisse, impuissance, colère, etc.) sous forme de films intérieurs qui constituent de nouveaux souvenirs potentiellement traumatiques. « Il y a quelque chose qui se lève encore un peu plus de la réalité de l’événement, de l’ampleur de l’événement. C’est comme si on prenait encore un peu plus conscience de ce qui s’est passé et c’est assez violent . », confirme Caroline.

Pour les attentats de Paris, une cellule psy a été mise en place pour les personnes qui assistent au procès, mais qu’en est-il de celles et ceux qui ont suivi les débats depuis leur salon via les ondes radiophoniques de la web radio a permis dédiée aux victimes. Devant leur poste de radio, les auditeurs peuvent être confrontés à des situations éprouvantes nécessitant une aide psychologique. En France, un dispositif leur a permis d’avoir l’assistance d’un psychologue par téléphone.

Les deuils

Le deuil post-traumatique qualifie un deuil faisant suite à un décès survenant dans une situation traumatique. Le plus souvent, la personne a survécu à un événement dramatique où d’autres personnes ont trouvé la mort. Elle en réchappe à la fois endeuillée et traumatisée. Ce deuil touche, par exemple, les amis, les copains, les connaissances des personnes dont la vie a été fauchée sur les terrasses et au Bataclan.

Le deuil post-traumatique peut également se rencontrer lorsqu’une personne perd un proche inopinément dans des circonstances dramatiques sans avoir été impliquée personnellement dans l’événement mortel. La famille d’une victime décédée tragiquement dans les attentats est souvent dans un deuil post-traumatique chronique.

Le procès aiguise la souffrance des endeuillés. Les interminables ruminations sur les conditions dans lesquelles leur enfant, leur compagnon, leur conjoint, leur frère, leur sœur, leur ami, a trouvé la mort sont souvent exacerbées par les débats. A contrario, à certains endeuillés va s’imposer l’image traumatique du décès de l’être cher qu’ils avaient jusque là repoussée. « Jusque là, je me refusais à imaginer la scène de crime. Lorsque vont commencer les témoignages des rescapés de la belle équipe, l’émotion va gagner. Cette image figée de la Belle équipe va commencer à s’animer. Les victimes racontent avant, pendant et après. Là, je ne peux pas esquiver l’image de ma fille. J’essaie de rejeter de mon cerveau, mais impossible. Les larmes vont couler. D’ailleurs, elles ont coulé au cours des dix mois d’audience. » confie Nadia.

Les interrogations prolongées et récurrentes sur les causes profondes des attentats sont aussi exacerbées. Il en est de même des sentiments de culpabilité d’avoir survécu alors que d’autres sont morts et des craintes qu’un drame frappe à nouveau et que d’autres proches périssent.

L’évolution en cours de procès

Déshumanisation et ré-humanisation

Au fil d’un procès, en particulier s’il se déroule sur une longue période, la perception que les victimes ont des accusés peut changer. Non pas qu’elles leur trouvent des excuses ou qu’elles leur pardonnent, mais elles portent sur eux un regard plus réaliste, plus nuancé ou plus « humanisé ». Avant que débute le procès, certaines d’entre elles sont si profondément blessées qu’elles ne peuvent que diaboliser et haïr les inculpés, quel que soit leur degré d’implication. Ils sont déshumanisés ; ce sont des monstres ou des barbares. À titre d’illustration, Olivia Ronen, l’avocate d’Abdeslam, a été surnommée « l’avocate du diable ». Mais au fil des débats, la raison ou une forme de compréhension reprend sa place aux côtés des émotions. Au fur et à mesure, une vérité plus complexe émerge. Les inculpés, du moins certains, sont ré-humanisés, vus comme des êtres humains, dans leur banalité, avec leurs fragilités et leurs faiblesses. Caroline, dont le mari a été tué au Bataclan, s’étonne : « Il y avait quelque chose dans l’idée du danger, de la peur, etc., qui faisait que c’était comme si ça leur avait enlevé le fait que ce sont des êtres humains. Dans ma perception des choses, il y avait une distance entre eux et moi, dans ce qu’ils représentent, dans ce qu’ils sont. Et là, j’ai vu que non. Il y en a qui ont fait des études, certains s’expriment plutôt bien. Et en fait, c’est très troublant. Moi, je me suis retrouvée, parfois, avec une forme d’empathie, à me dire : « Le pauvre, ça lui gâche sa vie. » Je trouvais que c’était triste pour eux. Mais bon, c’est triste pour nous aussi. Mais je n’arrivais pas à les détester. C’est un peu troublant. » Nadia dit : « Les « provocations » de Salah ne me touchaient pas. Son discours n’était pas consistant. Ce « combattant de Daesh », comme il s’est présenté au début, laissait au fil des mois la place au Salah normal. La durée du procès a contribué indiscutablement à cette expression d’humanité que nous avons eue. J’y inclus beaucoup de parties civiles, celles qui ont suivi le procès. Je peux témoigner de l’une d’elles qui tenait des propos véhéments au mois de septembre, et dont le regard a évolué vers la fin. »

L’empathie éprouvée à l’égard de certains accusés peut faire oublier transitoirement la réalité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils ont commis. Caroline rappelle le rôle essentiel qu’ont les avocats de ramener leurs clients à une empathie mesurée : « Les avocats et la Cour ont une interprétation et une compréhension qui est dit différente, mais quand on n’a pas lu les centaines de milliers de pages du dossier et qu’on survole un peu les choses, on se laisse facilement emmener dans le discours des accusés. Finalement, on n’arrive plus à comprendre pourquoi ils sont là, dans le box. Heureusement, on refait la synthèse avec les avocats tous les jours. Ils nous éclairaient énormément là-dessus. Et on se dit que c’est fou ce qu’on peut ressentir, cette empathie qu’on peut ressentir pour eux. »

Pour certaines victimes, découvrir l’humanité des accusés complexifie la situation ; elle la rend moins dichotomique. Elles font le surprenant constat qu’il ne faut pas être un monstre pour commettre un acte monstrueux, qu’il ne faut pas être un barbare pour perpétrer un acte barbare. Pierrick Baudais, chroniqueur judiciaire chez Ouest-France, rapporte la déception d’une victime : « J’avais presque envie de voir des monstres. » [3]IURIS : les grandes causes de notre temps (2021). Les journalistes. 03/12/2021. Podcast. En ligne https://shows.acast.com/iuris-13-novembre/episodes/les-journalistes.

Les monstres et les barbares, il est normal et légitime de les détester, mais lorsque des gens ordinaires, dont le parcours n’a rien d’exceptionnel, posent un acte violent, on est amené à se poser des questions. Caroline fait part de son incompréhension : « Ce que je trouve très violent, très difficile, ce sont les questions que ça suscite. Pour moi, ce sont des questions sur le comment on peut être au départ un petit bébé, grandir et puis, qu’est ce qui se passe à un moment pour qu’on ait cette idée qu’on ne peut être heureux que dans la souffrance de l’autre ? » Comment de jeunes hommes appréciant la bière, fumant des joints, sortant en boîte de nuit, peuvent-ils s’attaquer à des personnes dans des bars et des salles de concert qu’eux-mêmes auraient pu fréquenter ? La personnalité des terroristes se clive progressivement au cours de leur radicalisation. La personnalité première s’efface peu à peu derrière la personnalité radicalisée, soumise à l’idéologie violente et au groupe d’appartenance djihadiste. La personnalité première est muselée, mais continue à vivre en secret. Dans son discours, Abdeslam témoigne de ce clivage entre deux personnalités, sa personnalité habituelle et une personnalité radicalisée qui finit par prendre le dessus : « Je ne savais pas que ça allait se passer comme ça. Si mon frère m’avait dit : « Voilà, Salah, tu vas louer des voitures, aller chercher des gens pour commettre des attentats”, jamais je n’aurais accepté. Parce que le Salah que j’étais, le train de vie que je menais, n’aurait pas accepté. Mais je me suis embarqué et, petit à petit, les choses ont évolué, jusqu’à ce que je me sois senti acculé. Je sais que c’est difficile à entendre, mais je n’avais pas le choix. «  (Piret, 2022).

Au début du procès, c’est la personnalité radicalisée d’Abdeslam qui se présente à la Cour, mais au fil des semaines, soumis aux multiples témoignages poignants des victimes, sa personnalité première refait surface sporadiquement. Caroline espère : « Il y avait toute l’humanité de ce procès, tous les gens, les psychologues, les policiers, les gendarmes, les pompiers, les avocats, les associations, les victimes entre elles. Et quand on est face à quelque chose qui ramène à l’essentiel, la vie et la mort, et qu’on partage cette histoire commune, on ressent très, très fort cette humanité entre nous. Et donc, il y a ces deux réalités-là, la déshumanisation d’un côté et l’humanité de l’autre. Et je pense que certains accusés n’ont pas pu ne pas ressentir ce qui était là, tous les jours, autour d’eux. Dans ce box des accusés, je pense qu’il y a des accusés qui percevaient ce lien très fort entre les gens. Et donc je pense que, forcément, il y en a qui ont peut-être pu aller explorer un peu d’humanité à travers ce qui a été renvoyé. »

Abdeslam oscille entre ses deux personnalités : la partie radicalisée qui se manifeste par la morgue, la froideur et la provocation, et la partie première capable d’émotion. Caroline est confuse devant ce clivage de la personnalité de certains accusés : « Effectivement, il y avait cette dualité parfois de l’agressivité, parfois quelque chose d’un peu placide, quelque chose qui était assez déroutant, qu’on n’arrive pas à lire. Je pense que c’est particulier le fait qu’on ne sait pas à quel moment ils mentent et à quel moment ils disent la vérité. » Ainsi, c’est sa personnalité première, fidèle à sa famille d’origine, qui émerge lorsque, les larmes aux yeux et la voix légèrement hésitante, Abdeslam évoque sa mère. Le regard toujours embrumé, il s’adresse aux victimes : “Je vous demande aujourd’hui de me détester avec modération. Je veux vous dire aussi que je présente mes condoléances et mes excuses. Je sais qu’on a des divergences, je sais qu’il y a une haine qui subsiste entre vous et moi. Je sais qu’on ne sera pas d’accord, mais je vous demande de me pardonner. Je sais que ça ne va pas vous guérir, mais je sais que la bonne parole peut faire du bien. Et si j’ai pu faire du bien, ne serait-ce qu’à une seule victime, alors pour moi, c’est une victoire. » Par moments, il se ré-humanise lui-même, et ré-humanise les victimes. Caroline s’interroge : « Comme beaucoup de monde, je me suis posé beaucoup de questions sur ce que j’observais. Il se trouve que j’étais avec ma fille dans la salle ce jour-là. C’est difficile de ne pas être sensible à cette émotion qui s’exprime. Et en même temps, après coup de pouvoir, effectivement, se dire cette émotion, elle est peut-être pour lui-même, de tout ce qu’il perd. » « On croit ou non à sa sincérité. Pour ma part, je retiens qu’il a demandé pardon à trois reprises et m’en fiche de savoir si c’est une stratégie. J’ai observé son évolution. Je tiens compte de ses larmes. Salah m’a cité nommément, ma fille aussi. Il était « prêt à parler, un café, je pourrais l’aider ». Cela m’avait fait sourire, car je ne savais pas lequel des deux aurait aidé l’autre. », nous dit Nadia.  Un autre accusé, Sofien Ayari, verra lui aussi sa personnalité première revenir à l’avant plan. Tout comme Abdeslam, c’est un élément évoquant sa mère qui perce sa carapace de déshumanisation et atteint cette partie de lui restée fidèle à sa famille. Nadia rapporte : « Contre toute attente, ma déposition avait touché beaucoup de monde. Et, quatre mois plus tard, je vivrai un autre moment très fort « un moment rare dans un procès d’assises » me dira-t-on. L’un des accusés qui s’était enfermé dans le mutisme faisant jouer son droit au silence, décide de parler, car il a « été touché par cette femme qui a perdu sa fille sur une terrasse. Elle ressemble à ma mère, elle veut savoir ce qui s’est passé dans nos têtes, je ne pourrai pas lui ramener sa fille, mais je lui dois ça… ».

Si le côté manipulateur des accusés, et notamment d’Abdeslam, a été signalé par de nombreuses victimes, il semble toutefois témoigner de la partie de sa personnalité première. Les accusés qui ont choisi de se taire sont totalement sous le joug de leur partie radicalisée. S’ils ne tentent pas d’émouvoir les parties civiles ou la Cour, c’est parce qu’ils restent complètement englués dans la déshumanisation, tant des victimes que d’eux-mêmes. Caroline explique : « Pendant le procès, l’attention était beaucoup sur Salah Abdeslam. Moi, j’ai été plutôt frappée par le silence de certains qui choisissaient de ne pas s’exprimer. Et c’est plutôt leur silence à eux qui a attiré mon attention, mais qui ne m’a pas rassuré. Je pense que pour eux, ils ont fait ce qu’ils avaient à faire. Il n’y a même pas l’envie de se défendre ou de partager, peut-être parce qu’il n’y a du sens à rien. Et là, pour le coup, c’est la déshumanisation que ça m’évoquait. En fait, ce sont ces personnes-là qui m’ont le plus dérangées. Il y a une déshumanisation par rapport à elles avec elles-mêmes. Il n’y a pas d’intérêt pour l’autre, mais il n’y a pas d’intérêt pour elles-mêmes. Il y a une forme d’acceptation ; ils sont en prison parce qu’ils ne sont pas morts, mais c’était ça qu’ils voulaient faire. Je trouvais que cette attitude-là, elle était encore plus déroutante que quelqu’un où on peut se dire qu’il s’est fait influencer et il voulait tellement plaire à son frère ou à ses copains qu’il était prêt à tuer, il a aidé à faire tuer et puis, à un moment, il retourne sa veste. Il teste le chaud et le froid, à gauche, à droite, il voit qu’est ce qui va marcher pour éventuellement que sa peine soit un peu plus légère, que les conditions de détention soient un peu plus légères. »

Après le procès

Il y a l’après-procès…

Les bienfaits du procès

Les victimes peuvent attendre du procès une reconnaissance des dommages subis. Caroline en convient : »Je me suis rendu compte de la solennité de cette étape de la justice dans tout ce qu’elle a de plus de grand, et dans cette solennité, une forme très, très forte de reconnaissance de ce qui s’est passé. Et ça, franchement, je ne l’avais pas anticipé. Le procès, c’est un moment où la société pose les choses en montrant ou en disant à quel point c’était grave ce qui s’est passé. Cet aspect de la reconnaissance, pour moi, ça, c’est la chose la plus importante. »

Un chapitre se clos, mais ce n’est pas la fin des souffrances

Au terme d’un procès, les parties civiles ont généralement le sentiment d’être arrivées au bout d’un long processus. Un processus qui aura duré près de 6 ans pour les victimes du 13 novembre 2015. Elles disent souvent des choses comme : « On va pouvoir commencer à faire notre deuil maintenant. », « On va pouvoir penser à autre chose. », « On va enfin pouvoir tourner la page. »

C’est souvent une étape essentielle dans leur cheminement, mais rarement la fin de leur souffrance. Si un procès peut apporter de l’apaisement et des réponses à certaines questions, il n’en demeure pas moins qu’un trauma non résolu ou un deuil inachevé perdure. Les victimes qui nourrissent des attentes démesurées, celles qui attendent de ce procès qu’il les répare, sont déçues.

La mémoire traumatique

Pour comprendre pourquoi un procès ne contribue pas de manière essentielle à la résilience des victimes, il est important de savoir ce qu’est un traumatisme. Notre cerveau ne traite pas les événements hautement émotionnels, voire traumatiques, de la même manière que les événements banals. Il existe dans notre cerveau un système inné qui traite les expériences que nous vivons ; on pourrait dire qui les digère. Toute nouvelle expérience est automatiquement triée et reliée à celles déjà conservées dans notre mémoire. Ainsi mises en lien avec ce que nous savons déjà, nous pouvons lui donner sens. Mais lorsqu’une personne est confrontée à un événement violent, elle produit des hormones de stress et un déséquilibre se produit dans son système nerveux. Le cerveau ne peut pas traiter correctement les informations liées à cet événement. Il ne parvient pas à les digérer. Du coup, le souvenir de l’événement est maintenu dans son état brut et perturbant. Les images, les sons, les sensations physiques, les émotions, les pensées, les idées, etc., présents au moment de l’événement, restent figés dans le temps, coincés dans une mémoire à part. En aucun cas, le procès n’est à même d’intervenir sur ces réseaux neuronaux dysfonctionnels contenant les souvenirs traumatiques. Le procès ne pourra donc être qu’un jalon sur le chemin de la résilience.

Pour les endeuillés qui se portent partie civile, la tâche qu’ils s’imposent de représenter la victime décédée dans les procédures juridiques leur fait mettre entre parenthèses leur vie personnelle et leurs souffrances psychologiques. Cette lutte, souvent acharnée, suspend le processus de deuil et entrave la réparation personnelle. « Je me bats pour mon fils/ma fille/mon conjoint/mon parent. C’est ce qui me fait tenir le coup.» disent les proches de disparus. Que deviendront-ils lorsque le procès sera terminé, quand justice sera rendue et que plus rien ne s’opposera à l’entrée dans le processus deuil ? Ils risquent de prendre leur détresse de plein fouet.

Des frustrations

Si le procès peut procurer un certain apaisement, il peut aussi nourrir des frustrations et causer des déceptions. Caroline reconnaît : « Il y a des choses que j’attendais, mais qui concernaient la mort de mon mari. Et c’est finalement des réponses qu’on ne peut pas avoir. En fait, le procès répond à certaines questions, mais pas forcément à celles qu’on se pose soi. Il y a une forme de frustration sur le fait qu’à un moment, on est obligé d’accepter qu’on n’aura pas ces réponses-là. »

Des déceptions

Les victimes souhaitent savoir pourquoi les auteurs ont commis ces actes odieux. Elles disent : « Je veux comprendre. » Mais ce besoin va-t-il, voire peut-il, être satisfait ? Les auteurs peuvent refuser de s’exprimer. Dans le procès des attentats de Paris, le principal inculpé, Salah Abdeslam, s’est longtemps muré dans le silence . Au cours du procès, il s’est mis à parler et est devenu intarissable ou presque. Mais a-t-il dit la vérité ou a-t-il menti ? Lorsqu’il affirme avoir renoncé à faire sauter sa ceinture dans un bar du 18e arrondissement par humanité, doit-on le croire ? A-t-il voulu épargner des vies humaines ou sa propre vie? De plus, les meurtriers sont-ils eux-mêmes en mesure de comprendre les processus de déshumanisation qui les ont amenés à commettre de telles atrocités ? [4]Pour plus d’explications sur la déshumanisation, nous renvoyons le lecteur à l’article du même auteur, Comment en arrive-t-on à commettre un acte terroriste ? Les processus psychologiques et … Continue reading Peut-on attendre un recadrage rationnel de ce qui n’entre pas dans la logique du commun des mortels ? Les victimes veulent la vérité, mais cette vérité reste souvent insaisissable. Sans compter que la vérité de la cause des blessures ou de la mort ne les rendrait sans doute pas plus supportables.

Les victimes espèrent généralement que les agresseurs reconnaissent leur culpabilité et se repentissent, ce qui est très loin d’être systématique. Ainsi, dans un premier temps, bien loin de se faire leur mea culpa, les accusés ont contesté la légitimité du système judiciaire et ont cherché à discréditer le procès en le qualifiant d’inéquitable. Abdeslam a lancé : « Je ne cautionne pas votre justice ». Osama Krayem et Mohamed Bakkali ont déclaré que le procès était une « illusion » de justice équitable. De plus, il est fréquent que les suspects terroristes se posent en victimes, par exemple, parce qu’ils estiment être injustement traités par le pouvoir exécutif et judiciaire, notamment au niveau de leurs conditions de détention. « Ça fait 6 ans que je suis traité comme un chien.», a reproché Abdeslam à la Cour. Les victimes ont exprimé leurs craintes de voir les radicalisés instrumentaliser le tribunal en l’utilisant comme une tribune aux fins de diffuser leur idéologie extrémiste. Et ainsi utiliser les outils de l’Etat de droit et les retourner contre lui. Bien entendu, le droit d’être entendu, partie intégrante d’un procès équitable, n’est pas absolu. Il n’est pas autorisé de faire l’apologie du terrorisme ou d’inciter à la haine ou à la violence. Toutefois, au début du procès, Abdeslam qui a déclaré avoir délaissé toute profession pour devenir un combattant de l’État islamique et a affirmé son souhait de voir s’établir un ordre islamique. Abrini, quant à lui, a déclaré que « la loi divine de la charia est au-dessus de celle des hommes » et que l’islam enseigné par le prophète était incompatible avec la démocratie. Compte tenu de leur attitude perturbatrice, le juge Périès a menacé à plusieurs reprises d’expulser Abdeslam et Abrini de la salle d’audience pour outrage à magistrat. Certes, Abdeslam, au 113e jour du procès, en larmes, a fini par présenter des excuses aux victimes : « Je veux présenter mes condoléances et mes excuses à toutes les victimes », a déclaré depuis le box le Français de 32 ans, des larmes sur les joues. « Je sais que la haine subsiste (…) je vous demande aujourd’hui de me détester avec modération. » (Peret, 2022). Était-il sincère ? Ses larmes étaient-elles pour les victimes ou pour lui-même? Les victimes subissent aussi les diatribes des avocats de la partie adverse qui cherchent des circonstances atténuantes aux bourreaux en raison, par exemple, d’une enfance malheureuse ou d’un parcours de vie difficile.

Les endeuillés souhaitent qu’on rende justice à leur défunt. Mais comment ? Par une peine à la hauteur ? Quelle sentence pourrait être à la hauteur de la perte ? Espèrent-elles que la justice soit vindicatoire ? La solution offerte par la justice ne pourra jamais les satisfaire : elle n’est pas une vengeance et elle se situe dans un registre symbolique autre que le réel de la mort. Jamais la justice ne rend les morts…

Quel procès les victimes attentent-elles ? Celui des terroristes ? De Daesh ? Des services de renseignement ? De la politique extérieure ? Des conditions sociétales menant au terrorisme ?

Si les procès pour terrorisme permettent aux Etats et aux Nations d’affirmer les valeurs démocratiques, ils ne mettent, toutefois, pas un point final à la radicalisation violente dont l’idéologie persiste, Si ces procès sont historiques, ils sont malheureusement moins des procès pour l’Histoire passée que pour l’Histoire actuelle et à venir.

Bibliographie

Dufour O. (2022). Procès des attentats du 13 novembre : « La justice est à la hauteur ! » confie le président de 13Onze15. http://www.actu-juridique.fr, 02/05/2022. En ligne : https://www.actu-juridique.fr/justice/proces-des-attentats-du-13-novembre-la-justice-est-a-la-hauteur-confie-le-president-de-13onze15/

IURIS : les grandes causes de notre temps (2021). Les journalistes. 03/12/2021. Podcast. En ligne https://shows.acast.com/iuris-13-novembre/episodes/les-journalistes

Josse E. (2022). Un nouveau regard sur le syndrome de Stockholm. En ligne : https://www.resilience-psy.com/un-nouveau-regard-sur-le-syndrome-de-stockholm/

Piret C. (2022). Radio France, vendredi 15 avril 2022. En ligne : https://www.radiofrance.fr/franceinter/proces-du-13-novembre-jour-113-en-larmes-salah-abdeslam-presente-ses-excuses-a-toutes-les-victimes-7750440

References

References
1 L’ONU définit la justice transitionnelle comme « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation » («Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit» (S/2004/616), par. 8. Cette justice répond à quatre principes du droit international des droits de l’homme ont structuré la justice transitionnelle et la lutte contre l’impunité: a) l’obligation faite aux États d’enquêter sur les auteurs supposés de violations manifestes des droits de l’homme et du droit humanitaire international et de les poursuivre; b) le droit de connaître la vérité sur les violations passées et sur le sort des personnes disparues; c) le droit, pour les victimes de violations manifestes des droits de l’homme et du droit humanitaire, d’obtenir réparation; d)  l’obligation faite aux États d’empêcher, par différentes mesures, que pareilles atrocités ne se répètent à l’avenir.
2 Fiche signalétique concernant une personne soupçonnée de visées terroristes pouvant menacer la sûreté de l’État. Les fiches S sont une des sous-catégories du fichier des personnes recherchées (FPR), qui regroupe aussi le fichier M (pour les mineurs fugueurs), le fichier V (pour les évadés), ou encore le fichier T (pour les débiteurs du Trésor).
3 IURIS : les grandes causes de notre temps (2021). Les journalistes. 03/12/2021. Podcast. En ligne https://shows.acast.com/iuris-13-novembre/episodes/les-journalistes
4 Pour plus d’explications sur la déshumanisation, nous renvoyons le lecteur à l’article du même auteur, Comment en arrive-t-on à commettre un acte terroriste ? Les processus psychologiques et psychosociaux à l’œuvre. En ligne : https://www.resilience-psy.com/comment-en-arrive-t-on-a-commettre-un-acte-terroriste-les-processus-psychologiques-et-psychosociaux-a-loeuvre/